Clac ! Quelque chose venait de céder dans mon
genou, ce jour de fermeture, alors qu’il restait encore trois heures de jour et
que cinq beaux lapins alourdissaient ma gibecière.
Qui fut bien surprise, ce fut Dora. Nous étions tombés dans
un coin de chasse banale où cinquante perdreaux s’étaient groupés et où des
lapins, sortis d’épaisses et hautes bruyères, s’étaient gîtés presque à
découvert dans des buis et des genêts épineux. Au cours de sa quête large et
profonde, le galop de Dora se brisait d’un coup dans des arrêts. Hélas ! la
chasse au perdreau était fermée depuis un mois et il fallait songer à la saison
prochaine. Mais nous éprouvions une joie égale à battre un terrain où il y
avait du gibier.
Et mon genou vient de céder. Impossible de profiter des
dernières heures de la fermeture. J’appelle Dora, qui ne comprend pas. Elle
savait le chemin que j’allais prendre, et maintenant je la conduis dans le sens
opposé. Elle obéit quand même et, si elle bat les bords du chemin où je me
traîne douloureusement, elle doit s’interroger dans son esprit de bête. Enfin,
après trois heures de marche, j’arrive à la voiture et nous rentrons.
Je me félicite que cet accident soit arrivé le jour de la
fermeture. Il y a bien encore la chasse au bord des rivières ; mais ou il
pleut abondamment, ou un hiver extraordinairement doux enlève tout espoir de
rencontrer du gibier de passage. Égoïstement, je m’en réjouis, puisque je ne
pourrai pas chasser.
La guérison tarde à venir, l’hiver chaud persiste. Allons,
tant mieux : je n’aurai rien à regretter.
Mais voici qu’un soir, vers la mi-février, le ciel change de
couleur. La girouette, qui depuis plus d’un mois tournait le dos à l’ouest,
subrepticement lui fait face. Le baromètre baisse, le thermomètre aussi.
Va-t-il y avoir un retour offensif de l’hiver ? Ce matin, cela ne fait pas
de doute. Le bleu du ciel a pris un ton hivernal. Le vent commence à souffler
avec aigreur. Le soir arrive et je me couche avec mon genou douloureux. Et ce
temps qui change !
Le vent d’est secoue les volets avec force et siffle dans ma
vieille maison. Il ronfle dans les cheminées. Affreux vent d’est que j’attends
chaque hiver avec impatience et que je redoutais de voir venir maintenant, car
il provoque les boutées de bécasses ! Je me tourne et me retourne dans mon
lit. Cessera-t-il ? Oui, il doit y avoir un moment que je ne l’ai pas
entendu. Hélas ! le voilà qui heurte encore plus fort à ma fenêtre.
Je voudrais être sourd à son appel. Mais il me suggère qu’il
y a une remise que je connais bien et où on peut aller tout près en auto ;
des bécasses fuyant le bois gelé ont dû venir y chercher gîte et couvert.
Non, je ne peux pas faire cette folie ou je ne guérirai
jamais. J’entends mon entourage me menacer de m’abandonner à mon sort si je
commets une imprudence.
Mais aussi pourquoi ce vent souffle-t-il si fort ? Tant
pis, lorsque l’heure sera venue, je partirai en sourdine avec Dora. Je serai
très prudent et, lorsque je reviendrai, mon genou ne sera pas plus malade.
« Et si tu le démolis complètement ? », me souffle
une voix qui doit être celle de la raison.
C’est bon, je n’irai pas.
Il doit être maintenant l’heure à laquelle je serais parti
si j’étais valide. Les bécasses valent bien cela. Je me lève sans bruit, je
m’habille plutôt mal que bien, je rafle mon calibre 16, cylindrique à
droite, choke à gauche, quelques cartouches dans un tiroir, et avec Dora nous
allons au garage.
Ah ! ce moteur qui va réveiller toute la maison. Je
suis parti, on ne me courra pas après maintenant.
Nous arrivons à la rivière juste à point. Dora s’ébroue, je
passe la main sur mon genou pour en effacer la douleur, comme avec une gomme on
efface un trait de crayon.
Ça n’a pas l’air d’aller trop mal. Traversons la passerelle,
puis suivons le sentier qui conduit à ma remise, sur un terrain souple.
Clopin, clopant, j’approche de l’endroit tant désiré. Nous y
voilà. Dora calme sa fougue soudain, hume, le nez haut, avance doucement vers
les buissons et les peupliers, tombe en arrêt. Il y en a.
Soudain, une bécasse s’envole à droite de la chienne.
Pan ! Elle tombe avec un bruit mou. Dora n’a pas bougé. Il y en a une
autre. Elle s’envole derrière les buissons. Je rive mon regard et mon fusil
dans sa direction, et mon choke la rattrape entre les tiges grêles de jeunes
peupliers. Dora court vers ma deuxième victime, mais n’a pas fait 5 ou
6 mètres que, coupée en V, elle tombe encore en arrêt. Les deux
douilles vides ont déjà sauté dans l’herbe et je suis prêt à faire feu.
Merveille ! Deux bécasses s’envolent dans la même trouée de branches. Du
même coup, l’une tombe comme une masse, l’autre un moment papillonne, puis
s’abat. Deux autres jaillissent encore du sol et je tue celle qui fuit au
découvert.
Je ramasse mes cinq victimes. Allons, soyons prudents.
Rentrons, Dora, n’abîmons pas complètement notre genou. Nous pouvons rentrer
avec les lauriers de la victoire.
Le moteur tourne de façon impeccable. Dora, assise à côté de
moi, a conscience du haut exploit cynégétique que nous venons de vivre. Je vais
arriver à la maison avec mon bouquet de bécasses à la main et mon genou guéri.
Aïe ! j’ai fait un mouvement trop brusque et je me
retrouve dans mon lit avec ma douleur toujours présente et ce maudit vent d’est
qui heurte encore les volets. J’entends Dora dans la pièce à côté qui pousse
des gémissements étouffés. Le vent d’est a dû la faire rêver, elle aussi, de
bécasses. Et le jour qui filtre dans ma chambre achève de dissiper mes
dernières illusions.
Jean GUIRAUD.
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