C’était dès après l’autre guerre. C’est bien vieux, cette
ère révolue, cela ne doit plus guère intéresser que des fossiles, comme
« votre serviteur ». Aussi, avant de sortir mon histoire, je commence
par des excuses.
En ce temps-là, les Victoires ailées nous avaient portés de
la Champagne au Rhin. Depuis ce matin, mes chasseurs avaient été détachés à la
garde du Quartier Général installé au château moyenâgeux du Schwanen See, et
mon fanion jonquille et bleu flottait sous la poterne.
Escorté de mon lieutenant — mon complice aussi en chassotes
clandestines, — un universitaire à la belle barbe assyrienne de saint roi
David pour jeu de cartes, j’achevais le tour des terrasses surplombant
l’immensité du Hardt, quinze lieues de massifs forestiers. Novembre avait doré
les futaies de hêtres et, par plaques, la fourrure bleutée des sapinières
tranchait sur toute cette feuillée rousse à demi dépouillée.
« Il y en a, là dedans, des coups de fusil à venir »,
avais-je rêvé tout haut. Maintenant, assis à la margelle de marbre d’un vaste
miroir d’eau, nous regardions voguer une escadre de cygnes, emblèmes de la
demeure.
— Barfon, disais-je, cela m’étonnerait que nous ayons
été détachés ici, hors tour et en vitesse, uniquement pour veiller su’
c’troupeau de volailles ; je croirais volontiers que le patron ...
L’arrivée d’une estafette m’interrompit ; l’homme
claqua les talons :
— Mon capitaine, le Chef vous fait dire que le Général
vous attend à sa popote.
— Vous voyez, Barfon, c’était bien cela.
Un planton m’ouvrit un hall aux dimensions de cathédrale.
J’arrêtai sur le seuil, ébloui : depuis que le plus ancien maître du
château avait commencé d’assembler ses trophées, tous les plus beaux records
étaient conservés là. Des poutres au parquet, c’était un espalier de crânes
d’aurochs, de mufles de bisons, de massacres d’élans, de bois de cerfs, de
brocards et de daims, de cornes de chamois et de bouquetins. Les grosses
figures bonasses des ours, les hures des sangliers, leurs groins monstrueux,
les têtes des loups aux dents grinçantes, le rictus sanguinaire des lynx au
regard bridé s’étageaient au long des murs. En place d’honneur, sur un socle
d’ébène, un gigantesque ours brun, tout debout, couvert d’un écu blasonné,
brandissait une masse d’armes et guettait les entrants de ses petits yeux de
verre.
J’en restai figé ; peu s’en fallut que j’en oublie
d’apercevoir la haute stature du Général. Il m’attendait, debout devant une
cheminée géante, en se grillant les mollets au brasier.
— Alors, te voilà, braconnot ?
Que l’on ne se récrie pas à ce tutoiement inhabituel à
l’adresse d’un officier. Le général Kersaga, le grand vainqueur de Douaumont,
était un vieil ami. Trente ans plus tôt, à sa sortie de Saint-Cyr, il avait
servi aux Cambodgiens, sous les ordres de mon père ; ensemble ils avaient
chassé le tigre, le paon, le buffle et les pirates. Il m’avait fait danser sur
ses genoux, au temps de ma petite enfance.
— Oh ! mon général, braconnier ! ... Si
peu ! tout juste un méchant lièvre, à l’occasion, pour ma cuisine.
— Oui, oui, oui, et cela malgré les circulaires du
Grand Quartier. Et ton chevreuil de la forêt de la Reine, tu l’avais pris
peut-être pour un capucin à cornes ? Et cet été, quand nous étions au
repos à Toul, tous tes halbrans sur les lônes de Moselle ? On ne parlait
que de tes canards, on racontait même que tes lieutenants ne pouvaient plus
voir le salmis quotidien et voulaient tous se faire muter.
— Ah ! cela c’est vrai, je le reconnais, il était
temps de monter en secteur, ils auraient tous fini par me lâcher.
— Bon, péché avoué ... je te pardonne. Et
continue ! C’est à ce propos que je t’ai fait venir. Tu sais que depuis la
guerre je n’ai plus touché mon fusil. Il m’en a coûté, mais j’avais mieux à
faire. Maintenant c’est fini, nous sommes chez eux, je compte me repayer sur leur
gibier. Oh ! sans aucun tralala, sans battues à grand orchestre. Je
sortirai deux ou trois fois par semaine, en tout petit comité et, bien entendu,
en civilisé : pas de massacre, et défense de tirer les chèvres, exactement
comme nous le ferions chez nous. Il me faut un officier pour m’arranger
cela ... Il paraît que tu t’es monté d’une meute ; comment est-il,
ton équipage ?
— Heu ! ... mon général, plutôt
modeste. J’ai un petit teckel, Maus ; on l’a ramassé dans une tranchée
boche, il n’y avait plus que lui de vivant ; il est gros comme trois rats,
mais il colle à la voie comme une sangsue, et, l’autre jour, il m’a gentiment
étranglé un grand chevrillard qui s’en allait la cuisse cassée. J’ai une korthals
qui nous a suivis dans la Somme — Miarka ; elle s’est un peu corniaudée
et jappe à la vue, elle a du nez et suit bien aux rougeurs. Comme traqueurs,
j’ai deux types dévoués, un peu bracos ; ils ont la passion dans le
ventre. Et, pour camarade, Barfon, mon lieutenant, un vieux birbe, avec une
belle barbe noire. Dans le civil, c’est un professeur de Faculté, mais vous
verrez, il est tout de même très bien. C’est un ami, cela m’ennuierait de le
lâcher.
— Tu as raison, tu garderas ton professeur, il me va.
Tout le reste aussi, c’est exactement ce que je voulais. Tout à l’heure, tu
confieras ta compagnie à ton sous-lieutenant : il est jeune, ça lui
apprendra son métier. Dès demain, l’adjudant du train mettra une voiture à ta
disposition avec un chauffeur sérieux, Ojardias. Tous les jours où le temps
sera sortable, tu iras reconnaître les bons endroits et, quand tu auras quelque
chose de bien, tu me préviendras. Mais pas de fla-fla surtout, discrètement,
j’y tiens.
En sortant, je retrouvai mon complice : il nourrissait
les cygnes. De miette en miette, une boule y était passée. Ainsi sont les
chasseurs : chérir les bêtes ou les fusiller.
Je campai mon carreau dans l’œil et, du plus loin :
— Ça y est, Barfon, ça y est, je suis nommé Grand
Veneur, et vous serez mon sous-fifre.
De ce jour commença l’une des belles époques de ma carrière.
L’hiver de l’Armistice, si l’on s’en souvient, fut d’une rare clémence. Pas de
froids polaires, ni de pluies diluviennes, peu de neige, maintes journées
embellies d’un timide soleil. J’embarquais mon équipe dans la voiture d’Ojardias,
et nous allions à la découverte. N’étant que deux fusils, nous recherchions de
petites enceintes faciles. Ma meute n’était pas bavarde et nous attaquions à
bas bruit. Du moins en ce qui concerne Barraud, brave paysan bourguignon :
quelques coups de gourdin sur les fûts, ponctués parfois d’un :
« Ho ... ho ... » caverneux. Pour Fatain, vigneron de
Gironde, la « muette » était cruelle, d’autant qu’en son pays, où la
palombe et l’ortolan forment le gros gibier, il n’en avait jamais tant vu. S’il
se dérobait « une lèbre » devant lui, Fatain — p ... de Fataingn,
ainsi qu’il s’apostrophait lui-même — s’étranglait de silence mal ravalé.
Mais si, comme cela lui arriva, il tombait des deux pattes au milieu d’une
famille de chevreuils à la reposée, alors cela débordait, il fallait que ça
sorte : « Vé, vé ! ça les est, à vous, mon capitaine, à vous,
tuez-les tous, milo diou ! »
En arrivant près de moi, il souffrait mort et martyre de ne
trouver que le seul brocard étendu :
« Et alors, cette grosse bichette et ses petits
mignons, mon capitaine, vous ne les avez pas tirés, non ? Aïe, aïe,
aïe ! ... et tant de peine que tu te donnes, Fataingn, tout ça pour
que ton capitaine les laisse passer ... Misère ! ce qu’il te faut
voir ! »
À l’aube de ce matin-là, une mince poudrée de neige avait
blanchi la terre gelée, puis avait cessé. J’étais seul avec mes deux hommes, Barfon
resté à quelque corvée. En descendant une ligne sous le Drachenfels, j’aperçus,
très net, le pied de deux grands animaux marqué dans la neige, comme un cachet
sur une cire. Ils étaient beaucoup trop gros pour être de chevreuil, et, sur la
poudrée, les gardes de sangliers auraient marqué. J’eusse penché pour des cerfs
— un grand daguet et l’autre moins fort, — n’eût été cet arrondi des
pinces et de l’empreinte, qui me déroutait.
Je restais indécis, lorsque, au loin sur le sentier, je vis
venir le vieux Teufelmeyer, le garde-chef du domaine. Dans les premiers temps,
il préférait éviter les intrus que nous étions ; peu à peu, les égards que
nous avions pour son gibier, notre discrétion à prélever la dîme l’avaient
apprivoisé. Quand il sut que nous respections les chèvres, il capitula.
Maintenant, comme il était bonhomme, il nous rejoignait volontiers pour nous
aider de sa longue expérience.
D’un coup d’œil, il jugea le volcelest : — Deux
daims, un grand-père et son jeune compagnon. Ils ne sont pas loin, c’est tout
frais.
La hêtraie pendait sous la Roche des Dragons vers un épais
semis de sapineaux. Sur le « blanc livre des ânes », nous eûmes vite
fait l’enceinte, le pied ne ressortait pas. Nous avions la chance d’être tombés
sur une fin de nuit ; les bêtes, surprises par la neige, devaient s’en
être abritées dans le bosquet de résineux. J’avoue que la tentation d’un doublé
si rare faillit me jeter hors du devoir, mais le sens de la hiérarchie
l’emporta. Une heure plus tard, la voiture d’Ojardias franchissait en trombe le
pont-levis du Schwanen See. Quelques instants après, j’en ressortais avec le
Général dans sa grosse Panhard.
Le père Teufel nous attendait ; en mon absence, il
avait encore raccourci la remise.
— Je les garantis là, fit-il en désignant les sapins.
Et Son Excellence vient avec moi.
Nous montâmes vers la Roche. À sa base, il s’arrêta :
— Da, der Herr Général.
Un houx épais, piqueté de points rouges, masqua de son
feuillage luisant la haute taille de l’Excellence et son bleu-horizon. À dix
pas du poste, la coulée claire qu’avaient suivie les daims dégringolait dans la
futaie. Le plan du vieux était simple : aller les reprendre par-dessous
leur reposée, les réveiller sans effroi et les faire dérober doucement sur leur
contre, jusque sous le fusil. Une poussée trop vive eût pu jeter les bêtes hors
de la remontée, Fatain garda les chiens couplés. J’enlevai mes cartouches de
mon fusil — mieux vaut ne pas tenter le diable, — puis Barraud, le
garde et moi montâmes en râteau, tout en baguenaudant, tels d’honnêtes
promeneurs.
Teufel les aperçut le premier. Du geste, il nous stoppa,
puis à mi-voix :
— Herr Hauptmann ...
Il me fit signe d’approcher. Je les vis. À trente pas, ils
s’étaient mis debout, ils nous regardaient, vaguement inquiets ; l’ancêtre
allongeait le col, la tête cabrée sous le poids des larges palettes plates et
claires ; le jeune daguet, fluet encore, ne portait que deux maigres broches.
Un instant, un rais de soleil, perçant la voûte grise, tira des robes fauves un
reflet fleur de pêcher. Posément, les bêtes firent demi-tour et s’enlevèrent
d’un trot léger vers la touffe glauque où la mort attendait.
Le coup de fusil — un seul — sonna clair dans la
hêtraie. Nous rejoignîmes. Le grand daim entrait en agonie, ses doux yeux
chavirés. Un peu d’écume rose lui montait aux lèvres, et, sur le coffre roux,
un filet de sang noyait les perles blanches. Son ultime ruade fit voler la
neige avec la mousse.
Ma foi, je fis comme Fatain et, sur un ton de
reproche :
— Et alors, l’autre, mon général, vous l’ayez regardé
filer ?
— Oui. Celui-ci avait fait son temps, mais, vois-tu,
les enfantelets, je ne les tue pas. Petit daguet deviendra grand ...
J’achevai :
— Pourvu que Dieu ne l’envoie pas fusiller chez le
voisin !
— Possible, c’est un autre qui l’aura sur la
conscience.
Le vieux Teufel semblait comprendre, il regardait le
Général, passait la main dans sa longue barbe blanche et dodelinait du chef en
faisant :
— Ia, ia, so, so ...
Aujourd’hui, j’ai trente ans de plus, je crois bien que ces
deux sages avaient raison.
Albert GANEVAL.
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