NE douzaine d’années avant ce siècle.
M. de Rochemonteix sonne éperdument du cor sur les hauteurs
de la Font-Sainte. Les abois des chiens emplissent le plateau du Limon, la
vallée de Cheylade. Quelques coups de feu. Beaucoup de bruit pour rien. C’est
la dernière battue aux loups en Haute Auvergne. Lieutenants de louveterie,
maires, curés, instituteurs, tous les porteurs de fusil sont mobilisés sous
l’égide des ruines hautaines des Comptours d’Apchon. Neuf lièvres au tableau,
mais plus un loup !
C’était fini, la mâle bête était partie
définitivement : à cause des sangliers, disaient les uns ; du chemin
de fer, disaient les autres. Pauvre émule de la bête du Gévaudan (qui n’était
peut-être qu’un homme) et contre laquelle, on le sait, avaient été mobilisés
les veneurs du Roi, ceux de Toulouse, ceux de Marseille et d’ailleurs, sans
compter 20.000 paysans ; une « Bête du Cézallier », chaque
hiver, fait détruire par erreur quelques chiens de berger. Mais enfin l’époque
héroïque du loup est passée dans le Massif Central. Le Chaperon Rouge peut
errer en paix ; plus d’yeux phosphorescents ; des
« labris » seuls hurlent à la lune ; les veillées se suivent
sans conte et sans la terreur panique de la « louvade ». Les enfants
ignorent les menaces du bon vieux temps :
Beau sire leu n’écoutez mie
Mère tynchant son fieu qui crie.
Non seulement nos grands-pères, mais nos pères avaient tiré
le loup au fusil à piston, enflammé La République Française (le
journal) ; voire L’Univers et Le Petit Journal ; pour
défendre du loup agressif la diligence dans les gorges des Estourocs. Car,
d’après Homère, le loup est merveilleusement vigilant, mais « rien plus il
ne craint que le feu ». Les « Dragon » ou les
« Médor » n’ont plus leur collier à pointes de fer souvent
ensanglantées. Plus de fourches, crevant la peau de l’animal stoïque cher à
Vigny. La vieille petite pastoure célébrée par le grand capiscol Vermenouze ne
poursuivra plus in extremis le carnassier :
Le larron déconfit et saignant du museau
Laisse choir son butin et s’esquive, bredouille,
Et Myette qui vient de casser sa quenouille,
Le poursuivant toujours lui jette son fuseau !
De gros volumes ne contiendraient pas les récits parfois
entendus encore dans nos parages, tant légendaires que véridiques : luttes
de loups contre les chiens, les taureaux, les boucs ; loups se mangeant
entre eux en dépit du proverbe ; louvetiers vagabonds promenant des loups
vivants ou des crânes de loups, meneurs un peu sorciers, comme celui de
Rollinat :
Le grand meneur des loups sifflait dans la nuit verte.
Histoire et légende étaient souvent enchevêtrées, et c’est
justement ce mélange curieux que nous venons de retrouver et que voici :
en quête d’un acte dans les archives d’un greffe cantalien, nous avons
découvert ce titre : Du 7 fructidor an IV. Transport du juge
de paix et déclaration des témoins pour un enfant dévoré au lieu de Dixmaisons
par un loup.
Chose curieuse, l’acte de décès, inscrit longtemps après, ne
parla plus que d’une bête féroce : la légende avait mis son masque
à l’histoire. Voici ce texte : « Le 7 fructidor an IV de la
République, Une et Indivisible, à trois heures du jour, devant nous, Fumet
Jean-Joseph, juge de paix du canton de Pleaux, écrivant Delteil, greffier, est
comparu François Chaumeil, domicilié à Jauriac, qui nous a donné avis que ce-jourd’hui,
environ midi, Pierre Artiges l’a instruit qu’un loup a enlevé et dévoré un de
ses petits enfants, lequel n’a su signer. Sur quoi nous nous sommes
transportés, assisté du greffier, accompagné du citoyen Vaissière, sur le lieu
où gisait le cadavre, environ cinq heures du jour, où étant arrivé nous avons
trouvé ledit cadavre la face tournée vers le ciel, qui nous a paru être âgé
d’environ huit ans, dans le haut du bois de Falgère à la distance d’environ
trois toises du petit sentier qui longe la colline ; nous avons remarqué
que ledit cadavre avait été vivement attaqué et déchiré par la partie droite du
corps ; il était habillé d’un pantalon de toile grise, d’une chemise et
d’une veste de drap brun, et de suite avons requis le citoyen Naudet présent
auprès du cadavre et le dit Vaissières d’en faire la vérification et de nous
rapporter les causes de la mort, et lesdits citoyens (officiers de santé) nous
ont rapporté que : 1° ledit cadavre avait été saisi à la gorge, qu’il a la
trachée-artère, cartilage et muscles du .... coupés et déchirés ou
emportés, l’aureille gauche pendante et à côté d’icelle un trou qui a
percé une partie de l’os temporal ; 2° la glande machillaire (sic)aussi
déchirée et emportée ; 3° enfin le cuir chevelu tout emporté, ce qui nous
a paru être fait par les dents « ègues » d’un animal vorace,
lequel a été la cause de sa mort ; lesquels ont signé avec nous. »
Nous faisons grâce aux lecteurs des dépositions des témoins,
gens ayant entendu de grands cris dans les bois, enfants allant à l’école qui
ont vu l’agression de leur camarade par « un animal de la grosseur d’un
gros mâtin ». Les enfants se sont tous enfuis, « saisis de
frayeur » ; le grand-père, lui, averti par ses petits-enfants,
Marianne et Toinette, qu’une grosse bête venait d’enlever Janot » s’est
mis à la poursuite de la grosse bête et ne l’a pas rencontrée. Passons.
Et voici que les habitants de ces curieux hameaux du
« Bocage pleaudien » à qui nous demandions si l’on parlait encore de
cette mort tragique nous ont paru faire de telles réticences que nous avons
flairé la légende. « Voyez-vous, autour de cette mort, il y eut des choses
si étranges ... Demandez plutôt aux vieux du village. »
L’ombre de l’homme-loup s’est présentée alors : le
souvenir de tel monomane de la lycanthropie brûlé comme loup-garou au Moyen
Age. La croyance aux loups-garous, qu’on a dit provenir de vieux rituels
initiatiques, et qui remonte sans doute à la proto-histoire (il en est question
dans divers auteurs latins, dans Virgile), a persisté jusqu’au XXe siècle.
On sait que certaines familles passaient même pour se transmettre le sinistre
privilège de parcourir la campagne la nuit, sous l’apparence de loups ou
couverts de peaux de loups, en s’attaquant aux passants attardés, dévorant même
les enfants.
Elle a mangé tant de monde
La bête du Gévaudan !
disait la complainte ; eux, les loups-garous, ont
affolé tant de monde !
Or voici, in extenso, ce que les vieux des hameaux
nous ont raconté : « Oui, c’est vrai, un enfant D ... a été
dévoré le 7 fructidor : mais figurez-vous qu’une femme existait, dans
le même village, qu’on appelait la Sorcière ou la Sainte du Bocage. Cette femme
bizarre, personne ne l’avait vue manger. Jamais. Or un enfant (Janot,
précisément) monta un jour au village et, tout ému, proclama : « Elle
mange, elle mange, la Sorcière, je viens de la voir par le fenestrou au moulin
de la Falgère ; la nappe est mise, elle mange un tas de bonnes choses et
boit beaucoup en face d’un monsieur brun, magnifique, à moustaches
pointues. » Le soir même, monsieur, la Sorcière monta et dit à la
famille : « Attention ! Votre enfant en a trop vu, en a trop
dit, surveillez-le bien, il pourrait lui arriver malheur. » Peu après,
monsieur, le pauvre petit était victime de la bête. »
Et voilà. La légende a-t-elle mis longtemps à se greffer sur
cette pénible histoire ? Des folkloristes spécialisés nous le diraient
peut-être. Nos brutales réalités s’uniront-elles au fantastique dans les récits
futurs ? Les loups-garous ont disparu, mais depuis la pacifique Lupa
Qu’adoraient les Romains et dont les flancs velus
couvaient les demi-dieux Remus et Romulus ...
l’homme a été si souvent un loup pour l’homme !
Raymond MIL.
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