J’ai voulu revoir cet été les grands étangs des Landes.
J’avais descendu quelques mois plus tôt le célèbre courant d’Huchet, qui est
vraiment extraordinaire et qui vous transporte dans une véritable jungle
birmane. Là, des canoéistes m’ont vanté la Leyre et le courant de
Sainte-Eulalie. Je ne connaissais que les étangs et je les connaissais mal. Je
décidai de descendre la Leyre jusqu’à Arcachon et de rejoindre Mimizan par Cazaux,
Sanguinet, Biscarosse, Parentis et Aureilhan.
Par une chaude journée de juillet, un ami nous conduit en
auto à Pissos, où nous commencerons la descente de la Leyre. Croisière mal
préparée. Avons rassemblé hâtivement une documentation sommaire, mais la
plupart des renseignements sont antérieurs à 1939. Nous ne connaissons même pas
notre bateau. Il vient de nous être livré flambant neuf ; Pirate,
c’est son nom, est un robuste canoé de grande croisière de 5 mètres de
long. J’attendais un excellent chariot recommandé par le Canoé-Club de France,
mais il n’a pu m’être livré à temps, et j’ai dû me contenter d’un autre modèle
prêté par un ami. Nous l’appelons Mickey. C’est un outil très mal conçu
et il nous jouera des tours pendables. Dans la voiture, au milieu des sacs et
des pagaies, émergent les têtes de mes deux équipières : Christiane, vingt
ans, ancienne éclaireuse, sportive, sera à bord pagayeuse avant ; au camp,
s’occupera du ravitaillement et de la cuisine, où elle excellera
d’ailleurs ; Claude, treize ans, notre poids mort, goûts d’aristocrate,
grognera souvent contre notre inconfort ; à bord, assise au centre au
milieu des sacs, fera la critique implacable de nos manœuvres, sans y prendre
la moindre part, naturellement ; au camp, aide-cuisinière, corvée de bois
mort et de feu. Quant à-moi, on m’appelle ironiquement « Capitaine »,
mais mon autorité sera toujours contestée. Nous emportons deux pagaies simples
et une pagaie double démontable. Pas de voilure afin de réduire le poids et
l’encombrement. Nos bagages sont répartis dans six sacs imperméables. En
ajoutant Mickey et les trois membres de l’équipage, notre canoé aura
largement fait son plein. Mais sa stabilité se révélera excellente.
Nous atteignons donc la Leyre 1.500 mètres environ avant Pissos.
Près d’un pont, nous repérons une plage de saisie fin et décidons d’y passer la
nuit.
Le lendemain, la Leyre est trouble ; le ciel est gris
et il fait frais ; il a plu dans la nuit. Nous prenons notre petit
déjeuner dans la tiédeur de la tente. Pour gagner du temps, nous allumerons
chaque matin notre petit réchaud à essence, mais les autres repas seront
toujours préparés sur un feu de bois. Il est 9h.30 quand nous commençons la
descente. Je souhaiterai chaque jour un départ plus matinal, mais nous ne
ferons jamais mieux. Va donc pour la croisière paresseuse ... et Pirate
se lance dans le courant. Christiane et moi pagayons aux pointes, à genoux sur
nos coussins en caoutchouc et appuyés sur les barres transversales. Nous
descendons au milieu d’une végétation luxuriante. Par endroits, les berges se
rapprochent et nous glissons dans une demi-obscurité, sous un tunnel de
verdure. Ailleurs, cette végétation disparaît et nous sommes enserrés entre
deux hautes falaises de sable surmontées de grands pins. Mais la navigation est
tout de suite difficile. Il faut faire des acrobaties continuelles pour franchir
les multiples troncs d’arbres qui barrent la rivière. Parfois c’est un
enchevêtrement de branches et de racines qui forme un véritable mur
infranchissable. Nous effectuons plusieurs portages au milieu d’épais buissons
de ronces. Nous devons continuellement plonger au fond du bateau pour éviter
les branches basses. Dans l’eau assombrie par la densité du feuillage, nous ne
distinguons pas toujours les pieux et les racines, et Pirate reçoit ses
premières blessures. De temps en temps, nous nous accrochons à une branche ou
poussons le bateau dans une anse d’eau dormante pour souffler et admirer à
notre aise l’étrange sylve baignée de lumière verte. Nous restons silencieux,
profondément impressionnés par cette végétation aquatique tourmentée et
sauvage. Vers onze heures, la pluie tombe. Sous les branches, un trou
sombre ; nous nous y glissons, et nous y sommes complètement
abrités ; puis nous reprenons le courant ... et nos acrobaties.
Bientôt nous sommes arrêtés par un barrage formé de plusieurs arbres inextricablement
enchevêtrés. Portage particulièrement difficile. Après le barrage, la rivière
semble dégagée, et nous reprenons la descente.
Enfin, voici les maisons de Moustey. Il est
tard ; nous accostons en amont du village et établissons notre camp dans
une prairie en pente. Le lendemain samedi, nous allons faire les provisions au
village. On nous conseille de ne prendre la rivière qu’à Saugnacq, c’est-à-dire
à environ 6 kilomètres plus bas. Nous partons par la route, mais Mickey
commence ses caprices ; peu avant Saugnacq, il nous lâche tout d’un coup.
Il est 8 heures ; nous allons camper sur place. Le lendemain
dimanche, nous empruntons une pince dans une ferme voisine et nous rafistolons
ce damné chariot. Va-t-il tenir ? Nous ne lui laissons que le canoé et
nous portons les sacs sur le dos ; les deux derniers kilomètres sont les
plus pénibles. Nous dînons sous le pont de Saugnacq. Temps lourd et gris. Nous
décidons de respecter le repos dominical et, l’après-midi, nous visitons le
village. Mais il est vide. Nous marchons dans un étrange silence, car c’est un
village qui meurt. Des 1.660 habitants qui l’animaient voici quelques années,
il n’en reste plus que 700. À l’école, trois élèves, nous dit-on. Des maisons
sans vie ... Un village de France qui s’éteint ...
Le lendemain, temps splendide. Départ à neuf heures. Plus de
troncs d’arbres ; descente régulière ; fonds de sable variant de 0m,50
à 2 mètres. Les poissons filent comme des flèches à notre passage. On n’entend
que le bruissement de l’eau qui court et la chute des gouttelettes de nos
pagaies. Parfois les deux berges entremêlent leurs arbres, et nous glissons
sous une voûte d’ombre épaisse. Paysage de rêve qui nous semblé irréel. Ce fut
notre plus belle journée sur la Leyre. Mais nous voici déjà à Belin. Nous
campons à l’ombre d’un chêne près du pont.
Après Belin, la rivière est très agréable. Un vrai paysage
de Normandie. Nombreux méandres. Dans l’enchantement constant de cette
navigation, nous perdons toute conscience du temps et nous sommes étonnés
d’entendre les bruits d’un village. Des battoirs claquent sur la berge ;
des femmes rient et bavardent. Nous surgissons tout à coup devant les
lavandières sidérées : « Quel est ce village, s’il vous plaît ?
— C’est Salles ... et c’est pour ça qu’on lave », et toutes de
rire aux éclats de ce bon mot. Nous débarquons près du lavoir. Le village est
adorable. Je voudrais prendre des photos, mais nous nous pressons ; le car
de Sanguinet va passer dans un instant. Nous avons renoncé à notre projet de
rejoindre Arcachon, et nous abandonnons la Leyre pour rejoindre les étangs. Le
chauffeur du car nous reçoit très mal et refuse d’un ton hargneux de prendre
notre canoé. Nous rejoignons la berge et dressons le camp. Le lendemain, nous
prenons la route de Caudos-Sanguinet avec l’espoir de rencontrer un camion.
Nous traversons un triste paysage de landes brûlées. Pas un arbre ; 10 kilomètres
sous un soleil implacable. Enfin ; suant et soufflant, nous arrivons à Caudos
en même temps qu’un gros camion se dirigeant vers Sanguinet. Nous lui faisons
signe ; il s’arrête et accepte très sportivement de nous prendre. Nous
chargeons Pirate, Mickey et le matériel sur la remorque et, en
quelques minutes, nous sommes à Sanguinet. Enfin, voici l’étang. Là va
commencer notre véritable croisière landaise.
A. PIERRE.
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