Le coureur Claverie, dont j’ai conté le record
spectaculaire dans mon précédent article, a-t-il eu des devanciers ?
Certes, et beaucoup ; mais peu sur une route libre, où
il risquait bien plus sa vie que celle des autres. On a même roulé, déjà,
beaucoup plus vite derrière grosses motos, camions ou ... locomotives,
c’est-à-dire derrière engins qui sont plutôt d’aspiration que d’entraînement.
Et voici quelques-unes des performances précédentes, relevant d’ailleurs davantage
de l’attraction foraine que du sport pur, bien que les coureurs qui les
réalisent soient, qualitativement, tout autre chose que des hommes-bolides ou
des têtes brûlées.
Laissons de côté le coureur de vitesse, qui, comme
chacun le sait, même dans la pointe extrême de son effort, est loin d’atteindre
la vitesse moyenne du coureur de fond derrière entraîneur et ne dépasse presque
jamais le 70 à l’heure, pour la raison qu’il est peu multiplié et qu’un énorme
écart de pignons l’empêcherait de placer son démarrage, le clouerait sur place.
Le premier coureur qui, derrière grosse moto, réalisa, sur
la piste de Munich, une vitesse qui stupéfia le monde du cyclisme, fut le
Français Guignard, qui, en 1909, couvrit dans l’heure 101km,600.
Il se produisit aussitôt une réaction curieuse : les
organisateurs, trouvant que cette vitesse était dangereuse sur les pistes alors
en usage, ou pour rendre la tâche plus dure et plus glorieuse aux aspirants
recordmen, imaginèrent d’éloigner le coureur de l’engin d’entraînement, de
supprimer tout appareil de protection et de fixer le rouleau de la moto à 0m,60
de la roue arrière de l’entraîneur.
Et comme, fatalement, la vitesse s’en trouva d’abord
sensiblement réduite, on ne déclara officiels que les records établis derrière
motos sans coupe-vent et avec rouleau à 0m,60. Mais les records sont
faits pour être battus. L’Anglais Harry Grant fit 90km,900 dans
l’heure en 1932, et Georges Paillard, en 1936, atteignit et dépassa le 100 à
l’heure sur 1 kilomètre.
Alors les organisateurs recommencèrent à s’émouvoir devant
la fréquence des accidents et (toujours attelés à cette tâche paradoxale
d’encourager la vitesse en créant les règlements destinés à la limiter), voilà
qu’ils reculent encore le fameux rouleau et le placent à 0m,95 de la
roue de l’entraîneur. Ce règlement est encore en vigueur ; il a fait
tomber la vitesse de 90 à 75, sauf sur de très courtes distances. Mais, oui ou
non, veut-on que les coureurs aillent vite, et le public qui assiste à ce genre
de spectacle veut-il oui ou non en avoir pour son argent ? Le
danger ? Vous présente-t-on, dans les arènes, des taureaux emboulés pour
ménager la vie du toréador ?
Heureusement, naquit Montlhéry, piste immense et créée pour
des autos roulant à 200 à l’heure. Là, nos recordmen derrière grosses motos
purent se livrer à toutes leurs fantaisies, quel qu’en fût le degré d’audace.
Ils n’y manquèrent pas, et les performances fabuleuses reprirent avec le
règlement libre, avec ce que j’appellerai en termes barbares : la spectacularité
licite.
137 kilomètres dans l’heure par Georges Paillard, qui
triomphe ainsi de Vanderstuyft et de Jean Brunier, lesquels ont atteint, si
j’ai bonne mémoire, le 120 en un tour de cadran.
Sans remonter, si maintenant nous traversons l’Océan,
jusqu’au 100 à l’heure de Murphy derrière locomotive en 1899, citons le
Français Letourneur qui aurait atteint, derrière automobile, tout dernièrement
le 175, puis le 192 kilomètres à l’heure !
Et ce n’est pas fini. On parle maintenant (et Claverie tout
le premier) de doubler le cap du 200, fût-ce sur une très courte distance !
Trois fois la vitesse d’un Zimmermann ou d’un Kramer, d’un Bourrillon ou d’un
Michard sur les 100 mètres de l’emballage final !
Tout cela n’a pas une très grande portée et ne concourt même
pas au perfectionnement de nos vélos, mais cependant la question, toujours la
même, se pose ; et je vais vous étonner en vous disant qu’elle confine à
la philosophie.
Comment se fait-il que tout record, fût-ce le plus
indiscutablement « pur » : l’heure par le coureur à pied, soit
destiné à être battu ? Le progrès des forces physiques de l’homme
serait-il illimité et prendrait-il naissance dans le seul instinct
d’émulation ?
Hélas ! que ne peut-on homologuer, pour avoir le
plaisir de les voir battre et rebattre, des records moraux !
À quand le recordman (non de l’heure, mais de l’année) ayant
battu de vingt-cinq bonnes et utiles actions le record établi, l’an précédent,
par je ne sais quelle vedette du philanthropisme ou du pacifisme, mais pas en
circuit fermé ! sur le vaste stade de notre univers humain dont, jusqu’à
présent, le progrès n’est que ... musculaire !
Henry DE LA TOMBELLE.
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