Actuellement, la possession des valeurs mobilières anglaises
n’offre qu’un intérêt des plus restreint. Des droits de garde obligatoires et
élevés, des dividendes réduits, des frais annexes souvent importants, tout cela
combiné fait que le revenu réel tend de plus en plus vers zéro. Cette situation
serait temporairement acceptable si la possession de ces valeurs assurait par
ailleurs une garantie difficile à obtenir autrement et offrait des perspectives
d’avenir relativement brillantes. Qu’en est-il à ce point de vue ?
Une telle question, en réalité, se résume en une prophétie
sur l’avenir de l’Empire britannique. L’on comprendra qu’il n’est pas très
facile d’y répondre. Et tout au plus peut-on scruter les faits présents pour
essayer de voir clair dans les événements de demain. Il y a deux ans, nous
avions déjà étudié ce même problème, d’importance capitale pour l’épargne
française (la Crise anglaise et l’Épargne). Nos conclusions d’alors avaient été
très pessimistes. Qu’est-ce que le temps a confirmé ou infirmé ?
Depuis cette époque, la série noire en politique
internationale a continué. Aux échecs ou reculs des Indes, de Perse, de Grèce,
se sont jointes d’autres pierres noires. Tout d’abord la Palestine, et la gaffe
monumentale d’avoir joué à fond le mauvais cheval. Erreur d’autant plus grave
que les Juifs sont aux portes de Suez, et qu’ils ont la mémoire longue. Ils
n’oublieront pas de sitôt la conduite anglaise à leur égard, comme nous l’avons
fait avec notre légèreté habituelle en ce qui concerne notre curieuse aventure
en Syrie. Or, dans les conjonctures actuelles, être anti-anglais, c’est peu ou
prou devenir pro-russe. Cette fois, l’artère vitale de Suez semble bien
compromise. Et il semble en devenir de même pour le projet de remplacement,
l’artère Centre-Afrique appuyée sur l’axe Nord-Sud, ceci du fait de l’hostilité
de plus en plus vive du Sud-Afrique, où le vieil esprit boer, lui non plus, n’a
pas oublié la conduite anglaise d’il y a un demi-siècle. Et avec la sécession
du Sud-Afrique s’effondrerait le suprême espoir de survie britannique,
l’Afrique troisième Empire. L’échiquier international ne s’améliore pas, au
contraire.
La situation économique intérieure n’est pas meilleure.
Malgré tous les efforts et des restrictions souvent féroces, l’augmentation
substantielle des exportations, il n’en reste pas moins que la balance des
comptes extérieurs reste plus que préoccupante. Les plus hautes autorités
britanniques n’ont pas craint d’écrire : « le pays aux portes de la
faillite ». Un nouvel effort va être tenté, matérialisé dans ce qu’on
appelle « le plan de Quatre Ans », pendant de notre fameux plan
Monnet et, comme celui-ci, farci d’impossibilités et d’espoirs démesurés. Ce
plan anglais, entre autres, comme le nôtre d’ailleurs, et tous les autres
aussi, entrevoit le salut par des augmentations massives des exportations et
des diminutions non moins massives des importations. Mais comme tout le monde
veut beaucoup exporter en important le minimum possible, la solution d’ensemble
ne sera vraiment pas facile à trouver. Et il n’est guère besoin d’être prophète
patenté pour dire dès maintenant qu’il y aura loin entre la réalité de
1952-1953 et les espoirs chiffrés d’aujourd’hui.
Donc, sur les données actuelles, proche avenir sombre, très
sombre même. Cela se traduit d’ailleurs dans les cotations financières du
change anglais. Certes, officiellement la livre anglaise vaut toujours en
dollars 4,03 ; les autorités anglaises n’ont pas de ce côté le réalisme
des nôtres et croient ingénument qu’il suffit de multiplier les obstacles à la
négociation libre des bank-notes pour que la face soit sauvée. Mais tous leurs
efforts ne peuvent empêcher qu’à l’intérieur de la zone sterling elle-même la
livre, pour les opérations commerciales courantes, vaille à peine 3,40. Et,
lorsqu’on aborde les transactions financières proprement dites, c’est encore
pis. Il est facile, en Suisse ou ailleurs, de vendre ou d’acheter des valeurs
cotées à Londres avec règlements en dollars ou monnaie de même standing. Mais
alors la cotation livre subit des abattements considérables, la livre ne valant
plus que 1,85 dollar lorsqu’il s’agit de mines d’or sud-africaines, 1,75
de valeurs industrielles et seulement de 1,50 à 1,60 lorsqu’il s’agit des fonds
d’État britanniques, les fameux dorés sur tranches d’autrefois.
Ces chiffres se passent de commentaires et situent mieux
qu’un long discours l’opinion mondiale quant à l’avenir britannique. Cette
manière de voir doit d’ailleurs être partagée par de nombreux Britanniques
eux-mêmes, si l’on s’en rapporte à quelques phénomènes révélateurs : la
fuite devant la monnaie, qui est concrétisée par la disparition subite des
pièces d’argent, la vogue croissante des objets de collection, des pierres
précieuses ; la fuite devant la fiscalité de classe, le nombre d’Anglais
riches transportant leurs pénates ailleurs augmentant sans cesse ; la
fuite devant l’effort et le goût du risque, les industriels, les techniciens
recherchant de plus en plus asile dans les parties moins exposées de l’Empire,
et surtout moins exposées aux tentatives nivellatrices actuelles.
Car il est certain que les récentes réalisations sociales
sont pour une bonne part à la base des difficultés actuelles qui menacent de se
transformer en catastrophe. Certes, c’est défier le bon sens que de vouloir
augmenter les dépenses nationales improductives dans des proportions énormes
par l’adoption de mesures de sécurité sociale ou d’augmentations de salaires
non compensées par un rendement accru, juste au moment où les sources
traditionnelles d’enrichissement extérieur s’effondrent les unes après les
autres. C’est d’accord. Mais il n’en reste pas moins que, utopies en plus ou en
moins, le problème essentiel reste inchangé, et toujours sans solution. Et que
demain d’autres élections remettent en selle les conservateurs, ils se
trouveront devant le même impératif : faire manger et vêtir cinquante
millions d’individus dans un pays qui, depuis deux siècles, tire le plus clair
de sa richesse et de sa subsistance de l’exploitation (dans tous les sens du
terme) d’une partie de la planète. Exploitation dont les possibilités lui
échappent peu à peu, du fait de l’industrialisation progressive du monde et de
l’émancipation des peuples coloniaux.
Car le problème pour l’Angleterre — et quelques autres
nations aussi — n’est pas, ou plus exactement n’est plus de décider
comment les tranches du gâteau du revenu national seront distribuées entre les
différentes classes sociales ou les différentes clientèles politiques. Ce
problème urgent est tout autre : que faire pour que, dans quelques années,
il y ait encore quelque chose à partager ?
Marcel LAMBERT.
|