Le récit qui suit relate la découverte, par le hardi
explorateur Gilbert La Bine, des riches gisements de pechblende du Nord
arctique, desquels le Canada tire actuellement du radium en quantité aussi
importante que tous les autres gisements mondiaux connus.
L’affaire n’alla pas aussi rapidement que La Bine l’avait
espéré. Durant des mois, il chercha vainement à Toronto le confrère qui
consentirait à braver les fatigues d’une expédition pour un but aussi
incertain. Après de longues palabres, il décidait un prospecteur à
l’accompagner ; mais l’homme se récusait au dernier moment, déconvenue qui
se répéta plusieurs fois. Les gens estimaient que, du point de vue du mineur,
le Nord lointain n’était qu’une utopie de visionnaire. Passe encore pour
rechercher des filons dans le Nord du Québec ou dans le Nord de
l’Ontario ; même recueillir des pépites dans les lits de rivières, comme
au Kiondyke, on serait content d’y aller ; ce serait tout différent. Mais
exploiter un gisement près du pôle ? Folie !
Gilbert La Bine se décidait déjà à retourner seul au Grand
Ours, quand il trouva au dernier moment l’idéal compagnon : Charles
Saint-Paul, du Lac Rouge, un vieil ami ; prospecteur d’argent et de cobalt
depuis vingt-cinq ans, encore robuste comme l’acier, pourvu d’une vue merveilleuse
et doué de toutes les qualités qui font un bon prospecteur. Il était aussi
calme et pondéré que La Bine. Et lui aussi pouvait tomber en extase, quand la
grande heure sonnait une fois tous les dix ans.
À la fin d’avril 1930, six mois après la première tentative,
le capitaine Brintnell déposait les deux prospecteurs et leurs 1.600 livres
de bagage au Grand Ours, à 11 kilomètres de la falaise que l’on
appellerait bientôt « La Bine Point ». Outre des boîtes de conserves,
du porc et des haricots, un marteau et une hache, ils apportaient un canoé,
ainsi que deux lames de fer qu’ils utiliseraient dans la construction d’un
traîneau, fait de bois fraîchement coupé. Les provisions ne devraient durer que
jusqu’à l’été. Après le dégel, ils attendraient Charles La Bine, car Gilbert
avait arrangé avec son frère qu’il viendrait vers la mi-mai par un bateau de la
Compagnie de la Baie d’Hudson qui, partant de Fort Mac Murray, suivrait le
cours de l’Athabaska, du Slave et du Mackenzie pour aboutir au Grand Ours. Charles
apporterait des moustiquaires, des parkas de toile pour les costumes d’été, des
mortiers pour le broyage du minerai, des appareils photographiques, de la
dynamite, un second canot muni d’un moteur à godille, des douzaines de foreuses
à mains, une douzaine de paires de bas pour chacun, des mocassins et des œufs
frais — et deux ou trois robustes garçons. Gilbert se proposait de
rapporter à Toronto des centaines d’échantillons, provenant d’autant de
formations de roche. Les gens de Toronto sauraient alors si les deux
expéditions au Grand Ours présentaient un intérêt réel. Le transport par air
des bagages de Charles aurait été trop coûteux, en face d’un projet fantastique
dont personne ne pouvait prévoir l’issue.
En attendant Charles, les deux pionniers s’attelèrent
à leur toboggan, car ils ne pouvaient pas encore se procurer des chiens. Quand
soufflait une légère brise, ils dressaient même une voile qui les secondait. Et
ils commencèrent l’exploration systématique des rivages. Trop souvent, la tempête
et le froid les gardaient prisonniers dans leur tente. Durant des semaines
entières, le soleil lui-même leur joua un méchant tour : Saint-Paul
contracta la « cécité de la neige ». Pendant des jours et des jours,
il dut rester inactif dans son sac de couchage, les yeux enflammés et
douloureux.
Gilbert continua seul l’exploration.
Mai céda la place à juin. Les jours devinrent plus
longs ; les nuits plus claires ; la glace couvrant le lac durcissait.
Mais la neige fondait déjà sur les falaises et la neige fraîche ne tombait
plus. Saint-Paul se rétablissait lentement, et La Bine put désormais le laisser
seul pendant deux ou trois jours. Portant son havresac et son marteau, Gilbert
s’éloigna du rivage abrupt et marcha vers le nord, dans le chaos de collines que
traversait le cercle polaire. Et ce fut alors qu’il vit surgir sous ses yeux un
miracle : une véritable chaussée d’argent massif.
Une large bande, assez spacieuse pour que deux camions
pussent la suivre de front, traversait le désert de roches et serpentait sur
les pentes d’une haute colline. Ni vous ni moi n’aurions appelé cela une
« route en argent » : la minéralisation avait plutôt l’aspect du
plomb fondu. Mais, aux yeux du prospecteur, cette chaussée d’un gris sale
resplendissait des éclats de l’argent pur. Jamais La Bine n’avait vu autant
d’argent natif accumulé en un seul endroit. Il se mit à l’œuvre avec son
marteau et put détacher des pièces pesant de 80 à 100 livres : autant
de morceaux dont l’argent était presque pur ... On n’aurait pu imaginer de
l’argent d’une pareille qualité.
« Si ce n’est pas là un phénomène isolé, pensa le
joyeux prospecteur, j’ai bien trouvé le véritable Eldorado. »
Et il poursuivit sa marche pour se rendre compte de la
nature du terrain. Il avait parcouru environ 16 kilomètres, et son espoir
commençait à se ternir, quand il se trouva soudain en face d’un « lac
d’argent », dont la minéralisation était identique à celle de la
« route ». Il trouva successivement trois endroits analogues. Il
suivit les veines : elles s’allongeaient indéfiniment.
Gilbert se sentit profondément remué. Il ne voyait pas ces
choses avec les yeux d’un coureur d’aventures : il en jugeait d’après sa
triple expérience d’ingénieur des mines, d’homme d’affaires et de géologue.
C’est une fois tous les deux ou trois siècles que l’on découvre de l’argent en
pareille abondance. Après la découverte, en 1163, du fameux gisement
argentifère de Freiburg, en Allemagne, il faut attendre l’an 1545 pour signaler
celle de Potosi, en Bolivie, le plus célèbre champ d’argent du monde. Au cours
du même siècle, les Espagnols mettent à jour, au Mexique, les trois fabuleux
gisements de Guanajuatto, de Zacatecas et de Pachuca. Trois siècles s’écoulent
sans trouvailles sensationnelles jusqu’en 1859, date de l’ouverture du gisement
de Comstock, en Nevada. En 1904 et 1905, le Canada entre en jeu avec la ruée
vers le cobalt, en Ontario. Et c’est enfin l’extraordinaire aventure de Gilbert
La Bine et de sa chaussée d’argent natif sur le cercle arctique.
Transporté de joie, Gilbert reprit le chemin de la tente. Il
avait la conviction absolue que ce qu’il venait de voir pouvait se comparer en
richesse à Potosi, à Zacatecas et aux mines de l’Ontario. Il en oubliait ses
concessions de cuivre. Le cuivre attendrait jusqu’à ce qu’il subît une hausse
de prix et que les transports fussent meilleur marché. C’était une mine
d’argent, non une mine de cuivre, qui devait s’ouvrir sur la rive du Grand
Ours, une mine d’argent qui porterait l’étrange titre « Eldorado Gold
Mines Limited ». Souriant à cette idée, il hâta le pas, pour montrer à son
ami son havresac rempli d’argent. Que dirait ce pauvre Saint-Paul à moitié
aveugle ? Il ne pourrait pas voir les échantillons. Croirait-il son
récit ?
Il était midi — le troisième jour depuis qu’il avait
quitté Saint-Paul ; malgré les rayons du soleil, il faisait très froid
quand il atteignit le rivage du lac, à environ 1.600 mètres du campement.
Soudain, ses yeux s’accrochent à un promontoire rocheux ; il ôte ses
lunettes aux verres fumés pour mieux voir. Il n’en croit plus ses yeux :
la roche est tachetée de toutes les couleurs imaginables : le brun, le
jaune, le vert, le bleu, le rose et le noir se coudoient. De sa vie, La Bine
n’a jamais vu une minéralisation aussi variée. Et il reconnaît le
promontoire : c’est la falaise qu’il avait aperçue lors de sa première
expédition.
Il énumère les différents métaux que contient la
roche : cobalt, argent, or, cuivre, bismuth ... Et il aperçoit
soudainement une pierre noire de la grosseur d’une prune : du pechblende,
le minerai qu’il a vainement cherché pendant dix ans, qu’il désespérait de
trouver, et qu’il trouve maintetenant par hasard ! D’un coup de marteau,
il détache de la falaise la pierre noire, noir de suie.
Et il la soupèse dans sa main.
La Bine se souvient des échantillons qu’il possède à Toronto
et d’autres qu’on lui a montrés : des échantillons de pechblende venant de
Bohême, du Portugal, du Colorado et d’Afrique. La pièce qu’il a en main est
d’une teneur supérieure ; c’est le pechblende le plus pur qu’il ait vu. C’est
ce qu’il constate dans l’instant ; et il examine de nouveau le
promontoire, cherche la veine, la trouve, la suit.
Elle le fait descendre dans le lac. Quelle direction
va-t-elle prendre ? Il remarque une petite île qu’une quinzaine de mètres
séparent du point de la rive où il se tient. Avançant sur la glace, il
l’atteint et constate que la veine se prolonge sur l’îlot. Soulevé par une joie
délirante, il retourne en courant au promontoire, découvre une deuxième veine,
une troisième, une quatrième. Et il s’attarde là jusqu’au crépuscule ...
Saint-Paul croira-t-il tout cela ? C’est à peine
croyable. La chaussée d’argent n’est plus rien devant le précieux pechblende, du
pechblende à haute teneur, peut-être aussi riche que les huit tonnes d’où Mme Curie
tira son premier gramme de radium ! Un gramme de radium coûte 70.000 dollars.
S’il est un minerai dont le transport, même du pôle Nord, serait profitable,
c’est bien ce pechblende, avec le radium qu’il contient. Il serait d’une plus
faible teneur, il ne fournirait pas un gramme de radium pour huit tonnes, que
son extraction sur le cercle arctique assurerait encore de gros profits.
« Que l’argent attende donc ! pensait
l’enthousiaste prospecteur. Qu’il attende une hausse des prix et une diminution
du coût du transport ! Ce ne sera pas une mine d’argent, et encore moins
une mine de cuivre, qui étrennera le rivage du Grand Ours, mais bien une mine
de radium, sous son paradoxal titre de « Eldorado Gold Mines
Limited ! »
Edgar LAYTHA.
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