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L'ancien

— « Il y a le vieux qui est monté faire les comptes des fromages, et qui dit qu’il irait bien encore un coup au chamois ».

Alexandrine, la fruitière, vient de mentionner cela comme un fait divers. Sans rien me demander. J’ai levé le nez de mon sac, où je rangeais mouchoirs et chaussettes. Ma vieille amie Alexandrine a près de cinquante ans, et voici plus de vingt ans que, chaque année, je viens coucher quatre ou cinq soirs dans la paille de son grenier, sous le toit du chalet bas et comme peureux qui se terre au pied des Hautes-Roches. J’ai descendu pas mal de chamois et de marmottes dans cette combe, sans parler des perdrix blanches, et j’ai toujours partagé ma chasse avec les bergers. Aussi je ne suis pas un « Monsieur », mais simplement « Monsieur Pierre ». Il y a un monde, entre les deux.

Donc, le vieux — son père — irait encore un coup au chamois. Et j’ai compris à la fois ce que l’on ne me demande pas, et ce que je dois répondre.

— C’est votre père, pas vrai ? Où est-il ?

— À l’écurie, à regarder les vaches.

— Hé bien ! nous irons demain. Aussitôt, Alexandrine s’effare.

— C’est qu’il a près de quatre-vingts ans, papa, et je ne voudrais pas qu’il se fatigue. Vous savez, il est encore dru, mais hier, quand il est monté, il a bien peiné. C’est la dernière année qu’il vient, pour sûr.

Oui. Le « vieux » a voulu remonter, une dernière fois, ces cinq heures de sentier croulant en plein soleil, qui finit par l’escalier, les cent derniers mètres où l’on a taillé de vagues marches, et posé des rampes en fer pour que le bétail ne se déroche pas. Moi, qui ne suis point encore un vieux, il m’arrive de peiner dans ces quinze cents mètres de montée. Le voici, du reste, un seau de lait de chaque main, encore droit, sec et noueux, mais portant terriblement son âge. Un vieillard. Quatre-vingts ans.

— Bah ! j’ai couru quatre jours tout mon saoul, et, si demain je perds ma journée, il n’y aura que demi-mal.

— Qu’est-ce qu’elle dit, l’Alexandrine, père Chappaz, que demain vous voulez qu’on y retourne ? Tout de suite, il proteste.

— Pensez-vous ! Je vous ferais manquer la chasse, je ne mets plus un pied devant l’autre. Je suis fini, voyez-vous. Bon pour les jeunes.

Mais ses yeux ont brillé soudain, comme s’il ne pouvait croire à ce qui lui arrive, et quand j’insiste en disant que c’est sérieux, et que je le mènerai « tout plan, comme une jeune mariée », il se risque à rire, tout en continuant à refuser, pour la forme.

— Mais c’est sérieux, ami Chappaz. Nous irons tout doux, voilà quatre jours que je trotte, je suis fatigué. Si on n’en voit pas, on aura toujours fait un tour avec le fusil, pas vrai ?

— Sérieux ?

— Tout ce qu’il y a de sérieux. Voyez-moi ce bêta d’homme, Alexandrine, qui boude après son envie !

Du coup, la chalésane, radieuse que j’accepte, se met à injurier l’auteur de ses jours.

— N’êtes pas fou d’aller vous rompre le cou, qu’il faudra aller vous chercher à quatre ? C’est pas bien, monsieur Pierre, de lui tendre la perche. Je vous dis qu’il est raide fou, bon pour l’hospice. Il ne fera que vous embêter.

Mais, du geste, je l’ai fait taire.

— On fait les sacs ?

Et c’est la parole décisive : le pauvre vieux a compris que c’est pour de bon, et que je ne plaisante plus. Il se lève, ému, de son banc boiteux, me regarde un moment et demande :

— Où qu’on va ?

— À la Grand-Barme, à la source du torrent. Le pré est bon pour marcher la nuit, et hier j’ai vu un pied, un bouc, un monstre bouc, comme un petit âne.

C’est dit. Il n’a rien répondu, mais de son coin, derrière les bâtons à taper sur les vaches, il attire un Martini antique, un 14 millimètres au moins, bronzé par la rouille et la fumée, et, sans mot dire, se met à caresser de la paume la crosse de beau noyer veiné. Quand j’aurai son âge ...

Tous deux nous sommes montés, et d’un bon pas. Il est bientôt sept heures. Le soleil levant brille rose sur l’aiguille, au sommet des arêtes. Mais dans notre combe tout n’est encore que glace, depuis les flaques d’eau gelées jusqu’au givre sur l’herbe jaune. Il fait un froid noir à grelotter. Pourtant Chappaz, accroupi derrière une pierre, ne bouge pas plus qu’une borne. Sa longue lunette de cuivre devant l’œil droit, il explore le haut mur de roches, insensible à la température polaire. Pendant qu’il s’absorbe ainsi, je fouille à la jumelle les grands blocs qui bordent le torrent, là où j’avais vu les traces. Et c’est moi qui l’ai découvert, le bouc, montant lentement vers les hauteurs, la tête tournée vers nous. Il nous a entendus, s’il ne nous a pas vus, et fait maintenant retraite vers quelque vire où nous ne pourrons le suivre. Dans un instant, il va passer à deux cents mètres, moins peut-être, et sera bon à tirer.

— Père Chappaz ! ...

Il a tourné la tête, suivi mon doigt, tout de suite rasé dans sa cachette.

— Oh, le bougre !

Le Martini se braque, je ne vois plus qu’une épaule, une oreille et des cheveux gris sous le vieux chapeau informe. Un moment, et avec un soupir le vieux relève la tête.

— Tirez-le, j’y vois trop mal.

Mais je hausse les épaules, bien décidé à ne pas tirer. S’il le rate, je tirerai, et le manquerai, moi aussi. Ça le consolera. Il aurait trop de peine si j’abattais la bête après son vain coup de feu.

Le chamois nous a devinés, il se campe debout, de trois quarts, la tête face aux blocs où nous nous cachons, prêt à prendre le galop. Mon compagnon tremble d’émotion comme à sa première chasse, mais soudain il se fige, je vois ses doigts serrés blanchir sur le bois de l’arme, et la lourde carabine crache son jet de flamme rouge-sang et long comme le bras ...

Il n’y a plus rien, sur la gelée blanche, qu’un tas brun qui s’agite et meurt. Le vieux, à mon côté, n’a pas regardé, il respire à peine. Un coup de cognac de mon flacon, et il peut se lever. Nous approchons. J’avais bien raison, c’est un bouc superbe ; et c’est aussi un maître coup de feu en pleine poitrine, entre les deux épaules, à la base du cou. Tandis que je m’affaire à vider la bête, Chappaz assis, adossé à un rocher, mange lentement, par petite bouchées, un morceau de viande froide calée sur son pain avec le pouce. Enfin, j’ai fini. J’ai tiré la masse d’intestins pleins d’herbes, ligaturé le gosier d’une ficelle et recousu le ventre avec l’aiguille courbe de voilier que je garde dans mon portefeuille à cette intention. Je charge la bête. Plus près de quarante kilos que de trente : un maître bouc.

Depuis son coup de feu, Chappaz n’a pas dit un mot. Il ne dit rien non plus quand nous prenons le chemin du retour. Il va être midi, nous serons au chalet pour déjeuner. Il y aura du monde : les vachers, les petits bergers, celui des moutons, peut-être des touristes. Le vieux va devant, la carabine à la bretelle, comme indifférent. Mais je connais les hommes de là-haut ; je sais que, s’il ne m’a pas même dit merci, c’est que ce mot banal est pour lui trop peu de chose pour sa grande joie. Quatre-vingts ans. Soixante-cinq saisons de chasse, au moins, depuis les années lointaines où, gosse en culottes déchirées, il suivait les tireurs à l’approche dans les couloirs des Roches-Hautes, et s’estimait bien récompensé de toute une journée de traque lorsqu’on lui donnait les douilles vides, et un morceau de la bête à rapporter chez ses parents. Il va, droit, sans tourner la tête, et je sens qu’il ne reviendra plus ; mais il est calme. C’est la fin, mais une fin en beauté. L’an prochain, s’il vit encore, ses genoux lui refuseront l’usage, et il calera la cheminée ou prendra le soleil sur le banc, devant chez Alexandrine, les enfants sur les genoux. Mais longtemps après sa mort on parlera de lui, Claude Chappaz, qui tua un bouc énorme l’année de ses quatre-vingts ans, comme de l’ancêtre Chappaz, qui fut soldat du grand Napoléon et se tua à quatre-vingts ans, aussi, en poursuivant un chamois blessé sur la Vire aux Corneilles.

Et comme nous approchons, comme il n’y a plus que cent pas à faire pour arriver au chalet, et qu’au tournant du chemin les gens dont on entend les voix vont nous voir, il s’arrête.

— Donne ... !

D’un effort immense, malgré mes protestations, il me prend la bête, la pose sur ses épaules, tenue d’une main, le fusil de l’autre, vacille quelques pas à mon grand effroi, puis se raidit, droit, superbe, et s’en va vers les chalets, où je le laisse arriver seul, au milieu des cris de joie et d’étonnement qui s’élèvent à son approche.

Non, il ne m’a pas dit merci, le vieux, mais, ce soir-là, il m’a mis la main sur l’épaule et m’a regardé bien en face. Et j’ai compris tout ce qu’il voulait me dire, tout ce que j’avais fait pour lui, et combien il allait m’être reconnaissant, tous les jours qui lui restent à vivre.

... Et c’est un de mes plus beaux souvenirs de chasse.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°626 Avril 1949 Page 389