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La grande chasse en Indochine

Vautours

La brousse indochinoise est pleine de choses intéressantes et peuplée d’animaux dont la connaissance vous étonne à chaque instant. Mais il est impossible de s’intéresser à tout, même en consacrant sa vie à pareille étude. Ceci n’est pas permis au chasseur, qui toujours fonce de l’avant. Il serait pourtant si agréable d’être un peu poète et de noircir des pages, belles dans leur simplicité, dictées par la forêt !

J’avais abattu un bœuf sauvage. La dépouille était si avantageusement placée que je ne pus résister à la tentation de dresser à proximité un affût pour y attendre le tigre.

Le poste monté, je revins le lendemain. Aucun félin n’avait encore approché l’appât. Par contre, les cimes de plusieurs arbres proches étaient garnies de vautours. Ils attendaient un moment jugé par eux favorable pour descendre sur la charogne, la faire disparaître en peu d’instants.

Cette vue ne me ravit guère. Les rapaces de l’espèce sont difficiles à éloigner lorsqu’ils ont repéré une proie substantielle. Gesticulations et cris ne les effarouchent guère ; seuls les coups de fusil ont du succès.

Ce jour-là, cependant, se répandre en grosses détonations eût été absurde, le principal résultat devant être d’éloigner les fauves du secteur. Ce fut donc à l’aide de la 22 long, dont le claquement n’est guère plus fort que celui d’une amorce, que j’exécutai sur les charognards un tir à la cible. Plusieurs dégringolèrent. Beaucoup plus nombreux furent ceux qui emportèrent la petite balle de plomb.

L’affût de jour ne donna pas de résultat, sauf que j’eus le loisir, en attendant la nuit, d’étudier la tactique d’approche des rapaces, obstinément revenus au festin.

Ils se posèrent d’abord, comme précédemment, sur les plus hautes branches, puis descendirent progressivement, par petits sauts, jusqu’aux plus basses branches. Ce manège fut très long ... une heure peut-être. Enfin l’un d’eux eut l’audace de descendre à terre, où il demeura immobile pendant plusieurs minutes à part sa tête, oscillant de tous côtés, les yeux presbytes cherchant la certitude d’être bien seul.

Un second le rejoignit, puis un autre encore. À trois, se rassurant sans doute mutuellement, ce furent d’autres travaux d’approche tout à fait burlesques. Ces gros volatiles, posés, ont de par leur vêture une allure à la fois comique et macabre. Certains ont, en outre, des yeux ronds, blancs et idiots. Leur tête, terminant un long cou rouge et pelé et parée de quelques plumes, semble une massue, lorsque le bec, d’une force prodigieuse, s’abat sur la proie à déchiqueter. Leurs pattes sortent comme deux bâtons des plumes cuissardes, qui s’arrêtent brusquement comme taillées aux ciseaux et donnent l’illusion d’un squelette attifé d’un short trop long.

L’un des trois vautours fit quelques pas décidés vers la viande, puis ... revint en arrière. Nouvelle immobilité méditative. Un autre suivit l’exemple donné, mais en approchant un peu plus. Le troisième, ailes à demi déployées, alla jusqu’à l’appât et ... revint également au point de départ. Cela dura longtemps, la scène étant agrémentée parfois d’un vol bref. Je n’eusse certes pas cru à tant de circonspection de la part de carnassiers aussi avides. Finalement, l’un d’eux accourut par bonds saccadés et, serres en avant, d’un formidable coup de bec, détacha un lambeau, instantanément englouti. Les deux comparses l’imitèrent sans plus tarder. Et ce fut alors la descente tourbillonnante de ceux qui, là-haut, attendaient cette sorte de signal avec impatience.

Les becs claquaient. La viande arrachée disparaissait avec une prestesse prodigieuse en des estomacs donnant l’illusion de ne jamais pouvoir se remplir. Il y eut des bagarres et je notai que certains d’entre eux, les plus faibles évidemment, ne se hasardaient qu’avec précaution et n’arrivaient que rarement à décrocher un bifteck.

Au total, la charogne s’évanouit en même temps que le jour. Repus, les vautours s’envolèrent.

Je tins encore trois heures l’affût, espérant que le tigre viendrait sur la carcasse. Il n’en fut rien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À quelque temps de là, sept jours exactement, je chassais à une distance d’environ quinze kilomètres de l’endroit où j’avais assisté au festin des vautours.

Je cherchais ce matin-là le cadavre d’un banteng que j’avais tiré trois jours auparavant, précipitamment, et qui avait emporté ma balle. J’étais persuadé que le blessé n’avait pu aller loin et voulais absolument le retrouver pour le trophée, qui m’avait paru très beau.

Les recherches s’avéraient difficiles, dans les broussailles denses. Pas le moindre souffle de brise qui pût nous apporter l’odeur de la chair pourrissante ! Un soleil infernal nous écrasait par surcroît.

Et nous étions sur le point d’abandonner, essayant de nous persuader qu’après tout notre gibier avait survécu à sa grave blessure, lorsque l’un des moïs me désigna, à environ cinq cents mètres, un arbre dépassant les autres de beaucoup. Je ne compris pas tout d’abord, car, malgré ma bonne vue, je n’avais pu discerner les vautours qui y étaient perchés. Il me fallut même beaucoup de bonne volonté pour les situer à la jumelle. Mais les dires du pisteur ne firent plus aucun doute lorsque j’aperçus, au travers des lentilles, plusieurs rapaces battre des ailes, se laisser choir à terre. Pour une fois, ils nous étaient utiles, nous guidant vers notre but, que nous atteignîmes quelques minutes plus tard.

À notre arrivée, ces messieurs, surpris, suspendirent leur repas. Certains regagnèrent lourdement le perchoir, les autres se contentèrent de battre en retraite de quelques pas. Ils me parurent même agressifs ... L’étaient-ils vraiment ? Peut-être que oui, après tout, car ils me firent l’effet d’être affamés, ayant tout juste commencé le décorticage du banteng. De toute façon, ils étaient là, autour de nous, une cinquantaine qui ne paraissaient nullement décidés à céder la place malgré cris et gestes. Je dus tirer sur eux plusieurs coups de carabine pour être tranquille, le temps d’enlever la tête du taureau. Besogne rapidement expédiée. Dès que nous fûmes éloignés un peu, la nuée s’abattit derechef pour désinfecter ce coin de brousse.

Nous avions parcouru une cinquantaine de mètres sur le chemin du retour lorsque mon attention fut attirée par un vautour à terre, qui, ailes tombantes, paraissait blessé. Je me dirigeai vers lui sans qu’il esquissât le moindre mouvement. Tout à coup, il sauta deux ou trois fois, culbuta sur le dos, ailes ouvertes, serres menaçantes ... Les pattes se replièrent un peu, puis il devint immobile.

Je constatai alors que j’étais en présence d’un des vautours tirés sept jours auparavant avec une balle de 22 long. Elle avait traversé l’oiseau de part en part et de bas en haut. Le trou de sortie, assez grand pour y loger le doigt, était purulent. Avec une pareille blessure, l’animal avait réussi à survivre pendant une semaine et à effectuer un vol de plusieurs lieues. Nonobstant quoi, le plus curieux de l’histoire n’était-ce point cette coïncidence qui le fit revenir mourir à mes pieds ?

Récits d’Alain le Broussard, recueillis par

Marcel FAUCHOIS.

Le Chasseur Français N°626 Avril 1949 Page 390