Le fleuve descendait lentement, étalé sur son lit de
graviers, entre deux larges rives de glace qui en rétrécissaient le courant.
Les eaux, claires aux endroits sans fond, verdâtres là où il y avait quelque
profondeur, coulaient mollement, comme épaissies par le gel. Au loin, un ciel
trouble et gris noyait l’horizon. Une « sibère » glaciale soufflait,
meurtrissant le visage, et quelques minuscules flocons de neige, éparpillés,
voltigeaient dans le vent qui les poussait et allait les plaquer contre les
troncs des arbres et les talus tournés au nord. Il faisait trop froid pour
neiger, mais on sentait que si la bise fléchissait, adoucissant le temps, ce
serait alors la grande avalanche, dont le ciel était lourd, qui s’abattrait sur
la terre. Tout paraissait désert, triste et sans vie sous la dure étreinte de
l’hiver qui pesait sur la terre comme une chape de plomb. Les troupeaux étaient
à l’abri dans la chaude haleine des étables, et les gens, blottis dans les
maisons, les fermes et les masures, attisaient à longueur de journée les grands
feux de bois ou de genêts sous l’immense manteau noir des cheminées
campagnardes. Le long des rives, les arbres noircis dressaient leurs
silhouettes mortes. Les grands taillis d’osiers, sans feuilles, avaient perdu
toute leur mystérieuse fraîcheur et les plantes étaient affaissées sur la terre
durcie comme si rien n’y devait plus repousser.
Cependant, à bien y regarder, on apercevait, de loin en
loin, jalonnant les rives, des silhouettes, les unes immobiles, d’autres se mouvant
lentement le long des bordures avec quelques chiens courant au-devant.
Chasseurs de canards, ils guettaient les vols au passage ou les poursuivaient
inlassablement d’un trou à l’autre. De temps en temps une détonation
retentissait dans le grand silence glacé et l’on voyait passer, remontant le
courant ou haut dans les nues, des oiseaux soit isolés, soit par petits
groupes, quelquefois par files plus importantes, le cou tendu et l’aile rapide.
Au coin du ruisseau qui, descendant à travers les terres, vient
se jeter dans le fleuve, je rencontrai le vieil Augustin.
Vêtu de vieux velours à la teinte passée, chaussé de sabots,
coiffé d’une casquette à rabats lui retombant sur les oreilles avec,
par-dessus, un vieux cache-nez qui entortillait sa face mal rasée, il me
reconnut. Il parlait les mâchoires serrées, retroussant les lèvres qui
découvraient deux râteliers jaunâtres et fort ébréchés d’où suintaient des
traînées de salive que la grosse boule de la chique, passant d’une joue à
l’autre, teintait parfois de brun.
— Ah ! monsieur, me dit-il, ils sont fous. Il n’y
a plus moyen de tirer un canard. À quatre-vingts, cent, cent cinquante mètres,
on tire quand même ; et les canards montent, montent et s’en vont jusqu’à
la nuit. Ils sont fous, je vous dis. Ce n’est plus la peine d’aller à la
chasse. Ah ! autrefois, il y a vingt ans de ça, ce n’était pas la même
chose. Il n’y avait pas tous ces chasseurs de la ville qui, parce qu’ils ont
des fusils à cinq coups, croient pouvoir tuer à toutes distances. Alors on tuait
des canards comme on voulait. Moi qui vous parle, tenez, ceux que j’ai tués
dans ma vie rempliraient bien un wagon. Maintenant, on vient dix fois pour
rien. De temps en temps, de bon matin, on en surprend quelqu’un dans le
ruisseau ; puis c’est fini jusqu’à la nuit. Et le soir, ils sont une bande
d’enragés qui, chaque jour, sont là à tirer jusqu’à des sept et huit heures du
soir. Comment voulez-vous que les canards se posent ? Il faudrait qu’ils
en veuillent !
Et il lança de côté un long jet de salive qui alla s’étaler
sur un galet. Une salve de détonations, venues de l’autre rive, nous alerta.
Nous restâmes un moment blottis derrière les bourdaines à voir évoluer, hors de
portée, une bande de colverts qui, bientôt, disparut à l’horizon.
Je laissai le vieux chasseur et, pour me réchauffer un peu,
remontai le fleuve jusqu’au grand tournant de Basset. À deux cents mètres, au
bord de la glace, quelques canards étaient posés ; leurs silhouettes,
l’une à côté de l’autre, se découpaient en noir sur blanc. Ils étaient là en
plein découvert, impossibles à approcher, immobiles et tête dressée, prêts à
fuir à la moindre alerte. Je les regardai un instant, retenant mon chien par le
collier et me dissimulant derrière une touffe. Un coup de feu les fit se
lever ; ils redescendirent au ras de l’eau, puis s’élevèrent et allèrent
se perdre au fin fond de la plaine gelée, je me levai et me trouvai face à face
avec ... le Diable ! Ne croyez pas à une blague, car le Diable, à ce
moment-là, existait bel et bien en la personne d’un chasseur de ce village
riverain. Pourquoi l’avait-on ainsi surnommé ? Je ne sais ; mais il
est de fait qu’il avait une drôle d’allure dans son accoutrement, sans
recherche, je vous assure, car les chasseurs paysans se moquent bien de leur
mise. Petit, disparaissant dans une vaste capote militaire qui avait été
bleu-horizon, mais qui, à présent, délavée par le temps et le grand air, avait
pris la teinte neutre des horizons d’hiver, le visage osseux, coupé d’une
moustache à la gauloise sur laquelle descendaient, de son nez bleui par le
froid, deux épaisses chandelles de glace, la tête perdue dans un vieux
passe-montagne de laine, béant par endroits, ses petits yeux vifs pétillaient
comme braise. Il était, lui aussi, chaussé de gros sabots d’où sortaient quelques
brins de paille, et armé d’un vieux fusil à chiens qui, à l’occasion, faisait
bien son service.
— Vous les avez vus ? me dit-il. Je les ai tirés
pour qu’ils se lèvent et vous les envoyer. Mais ils sont malins, allez ;
ils y voient clair. Le fils en a tué deux ce matin, dans le pré, derrière la
maison.
Sa barque était là, sous la falaise, amarrée au bord de la
glace. Il voulut bien me passer sur l’autre rive. Je le remerciai en lui
promettant « bouteille » pour la prochaine foire. Rien d’autre ne
pouvait lui faire plus de plaisir et lui démontrer davantage ma gratitude.
Je redescendis. Plus bas, à cinquante mètres du courant,
dans l’immense plaine de galets, un petit trou creusé par quelque crue gardait
de l’eau qui ne prenait jamais. On y surprenait souvent quelque isolé, canard
ou sarcelle. En m’approchant avec précaution, j’arrivai sur le bord d’où
partit, effrayée, à deux mètres de moi, une cane qui n’alla pas loin. Et cela
me réchauffa un peu.
Au fond de l’île était la cohue des chasseurs. J’y retrouvai,
comme toujours, les mêmes, entre autre le gros L ..., du village de Lamure,
qu’on apercevait à trois ou quatre portées de fusil à peine, dominant la plaine
et dont pointait le clocher gris de sa petite église où, une fois l’an, à
l’occasion de la Sainte-Agathe, le curé du canton vient dire la messe en grande
pompe. Celui-là aussi était un fameux « canardier ». Matin et soir il
était là, planté dans les « vorgines », sabots aux pieds et le feutre
enfoncé jusqu’aux oreilles. Oh ! il ne courait pas, lui ; il laissait
faire les autres qui lui envoyaient le gibier. Que de fois, avant le jour,
croyant arriver le premier pour surprendre les canards, j’ai aperçu de loin,
dans la nuit finissante, le point rouge de sa cigarette qui seul me le
décelait ! Il était ménager de sa poudre, car il chassait pour
vendre ; aussi ni bécassines, ni vanneaux, ni autres oiseaux difficiles ne
le tentaient. Des brûle-poudre, disait-il, en secouant la cendre de sa
cigarette qui tombait sur sa bedaine. Lui aussi se plaignait du vacarme qui
remplissait ce coin de marais, où, autrefois, seul ou presque, il faisait de si
belles chasses. Nous bavardâmes un moment.
C’est à lui qu’il arriva, un jour de grand froid,
pour un canard tombé sur la glace qui ne portait pas assez pour qu’on pût s’y
aventurer, de quitter pantalon et d’aller chercher l’oiseau en cassant la glace
devant lui avec un gros caillou, dans l’eau jusqu’à la poitrine. Il eut son
canard, certes, mais il s’en repentit, car il en eut pour deux mois de lit et
n’en mena pas large pendant quelques jours. Mais il faut croire qu’il y a un
bon Dieu pour les chasseurs de canards comme pour les ivrognes ! Sans quoi
combien auraient trépassé avant l’heure !
Le docteur aussi était là, barbe givrée et pipe aux dents,
toujours aussi prolixe de paroles.
— Ah ! j’en ai eu des aventures, allez ! Et
que de fois j’ai « gayé » par des temps pareils avec de l’eau jusqu’à
mi-cuisse ! J’ai bien tremblé un peu, pourtant, la fois qu’un lièvre,
surgi des broussailles sous la berge, se trompa de route et partit sur la glace
recouverte d’un peu de neige. Je le fusillai juste au moment où il arrivait au
bord de l’eau. La glace était mince et on n’y pouvait aller debout. Mais à plat
ventre, je me dis qu’elle devait porter. En rampant, je mis bien un quart
d’heure à franchir la quinzaine de mètres qui me séparaient de la bête. La
glace, sous moi, se fendait avec des craquements sinistres ; elle tint bon
tout de même. Mais quand je revins au bord, à reculons, en traînant mon lièvre,
j’avais chaud, je vous assure, malgré les dix ou douze degrés en dessous qu’il
faisait !
... Chasseurs de canards ! Quelle passion profonde
les anime, au delà de toute imagination ! Il faut être de la
« corporation » ou avoir dans son entourage un de ses représentants,
pour être fixé sur les possibilités de témérité et d’endurance que leur a
données la nature.
Quant à moi, je me réjouis de me compter parmi cette cohorte
un peu spéciale à laquelle j’ai eu la joie d’appartenir, de fait, pendant plus
de vingt ans et dont je ne suis plus, hélas ! malgré moi et à mon grand
regret, qu’un membre honoraire.
Car, lorsque je songe qu’en deux saisons de chasse je n’ai
chaussé mes cuissardes qu’à trois ou quatre rares occasions, je ne puis, je
l’avoue, que prétendre à l’honorariat. Et d’être ainsi privé de mes chères
séances de barbotage dans le fouillis des marais et des longs affûts dans les
crépuscules glacés des soirs d’hiver, je pourrais, tel Orphée ayant perdu son
Eurydice, chanter que Rien n’égale ma douleur. Pourtant, du fond de mon
cœur passionné, je chasse encore, mais en souvenir.
FRIMAIRE.
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