Dans le numéro de décembre dernier, j’ai lu, sous la
signature si appréciée de M. Pierre Salvat, quelques notes sur ce que fut
en France l’ouverture 1948. Chacun suit avec autant d’intérêt que de profit les
articles de l’un de nos doyens en belles lettres cynégétiques, qui met sa
longue expérience au service de tous et dont le style délicat rappelle nos
meilleurs humanistes.
Pour moi, ces chroniques sont un régal. « On remarquait
en bien des endroits, disait celle-ci, un plus fort contingent de perdrix grises.
Faut-il voir en ce net accroissement en 1948 le résultat de précautions mieux
observées quant à l’emploi des sels d’arsenic utilisés contre le doryphore,
notamment du dangereux arséniate de plomb ? Je l’espère, car vraiment on
avait trop tendance à forcer la dose, ce qui rendait quelque peu illusoires les
expériences relatives à l’innocuité de tels produits. »
En lisant ces lignes, ma surprise n’a eu d’égale que ma
honte pour mon malheureux coin de pays, où mes vieilles jambes s’usent
vainement à poursuivre les rares perdreaux restant encore et qui s’obstinent à
demeurer intirables. M. Pierre Salvat chasse, je crois, pas très loin de
chez moi, mais il semble que sa plaine poitevine soit moins déshéritée que nos
coteaux marchois, où cette année cynégétique fut bien la plus lamentable qui
puisse être, avant le néant où nous sombrerons un jour, si rien ne vient
réformer nos mœurs. Mais ceci est une autre histoire.
Durant l’entre-deux-guerres, j’ai chassé ici un mois par an,
en septembre, durant mon congé, inscrivant mon tableau chaque jour. De Luchapt,
ma résidence, je rayonnais régulièrement sur les communes voisines, Millac, Mouterre,
Asnières en Poitou, Saint-Barbant, Saint-Martial, Oradour en Limousin, et mes
observations valent pour cette petite région. Il s’agit de chasses banales
jadis, transformées ensuite en syndicats communaux — ce qui, sans être
bien fameux, vaut tout de même mieux que l’anarchie. Il y restait encore un peu
de gibier, assez pour s’amuser, si l’on n’était pas trop exigeant. Que pouvais-je
tuer pendant ce mois de vacances ? Pas grand’chose. Dans les plus belles
années, juste de quoi tirer d’un actionnaire des battues de Sologne un sourire
de pitié — guère plus que son ouverture à lui : cent cinquante pièces
au grand maximum, cinq à six lièvres, quelques lapins, dans les soixante,
soixante-dix perdreaux, une demi-douzaine de râles de genêts, des tourterelles,
des cailles, un ramier de rencontre, deux ou trois colverts par hasard,
quelques poules d’eau pour le salmis du vendredi, de rares bécassines, et des
gibiers de fortune. C’est tout. La perdrix, on le voit, comme en beaucoup
d’endroits de France, fournissait le fond du tableau, avec moins de rouges que
de grises. J’en ai fait le pourcentage sur l’ensemble de ces vingt
années : 71 p. 100 de gris pour 29 p. 100 de rouges. Bien
entendu, il n’est pas uniforme : tantôt un printemps pluvieux augmente le
pourcentage des rouges, qui couvent plutôt dans la brande, sur des revers de
fossés, des lisières de bois où leur nid reste mieux au sec ; tantôt une
belle saison favorise les gris, dont les couvées se font dans un creux de
sillon parmi les blés verts ou dans les fourrages. Une seule fois j’ai vu
prédominer les rouges, en 1923, où j’en fis 61 p. 100 contre 39
p. 100 de gris. En 1925, je les ai eus à égalité : 50p. 100.
Mais, pour les dix-huit autres années, je note la prédominance des gris, avec
un maximum de 85 p. 100 en 1929.
C’était trop beau, le bon temps ne saurait toujours durer.
Survint le doryphore. Le progrès le suivit avec ses produits chimiques. Chez
nous, c’est vers 1930 que l’on se mit à secouer l’arrosoir sur les champs de
patates. On ne risquait rien, industriels, savants et dépositaires étaient
d’accord là dessus :
— L’arséniate, nocif ? Monsieur, vous voulez
rire ! Tout ce qu’il y a d’innocent !
Ce ne fut pas long : c’est de là que date chez nous la
disparition progressive de la perdrix. Mon tableau de septembre tomba à 50,
puis à 40, cependant que baissait le pourcentage des gris. De 1918 à 1930, ils
étaient 77 p. 100. De 1930 à 1939, ils ne furent plus que 65 p. 100.
J’avoue qu’à l’époque je ne songeais pas à en tirer une conclusion aussi
rigoureuse qu’à présent.
Vint la guerre. Ses difficultés, l’occupation, une résidence
outre-mer firent que je ne chassai plus en Poitou. En 1948, ma retraite m’y a
ramené pour toujours. J’escomptais les joies de l’ouverture, malgré les avis
pessimistes qui m’étaient parvenus de l’autre côté de l’eau. Hélas ! ils
n’étaient que trop fondés : il n’y a plus rien. Dès l’aube du grand jour,
les perdreaux se sont montrés aussi rarissimes qu’inabordables. Seuls quelques
capucins vinrent sauver bien des bredouilles. Il en fut ainsi de toute la
saison. Je n’oserais annoncer mon tableau, il est si modeste avec ses quelques
rouges ! Mais, si je l’additionne à tous ceux de mes camarades que j’ai pu
vérifier, pour « la plume » je trouve toujours le même
résultat : quelques rouges, quelques rouges encore, jamais de gris. On m’a
bien dit qu’il s’en serait tué un, du côté de Rosette, mais « on »
dit tant de choses ! Je ne parle que de ce que mes yeux ont vu, je n’ai
pas vu un gris. Ni entendu. Pourtant, un soir, un ami à l’oreille plus fine que
moi m’a juré qu’il entendait rappeler : « Kir-rick ... Kir-rick ... »
dans une prade en dessous de la Ribardière. Espérons que c’est vrai et que de
cette petite « graine » laissée à la fermeture naîtra une belle
compagnie pour en perpétuer l’espèce, et souhaitons que la Providence l’écarte
des doryphores. Sans quoi notre sonneur de cloches pourra bien tinter le glas
de la perdrix grise, les arséniates l’auront tuée.
Pour expliquer sa fin on a sorti bien des explications.
D’abord le nombre toujours croissant des permis. C’est exact, on ne lâche pas
cent fusils sur un territoire communal sans que le gibier en prenne un coup.
Mais pourquoi plus spécialement la grise, alors que nos chasseurs ruraux ne
sont généralement pas grands tireurs de plume et lui préfèrent le poil ?
On parle du braconnage. C’est vrai, les amis du collet et les chevaliers de la
chanterelle ne manquent pas de nos côtés, mais ni plus ni moins qu’avant
guerre. Nombreux aussi les gens qui mettent cela au compte du maquis. Non pas
certes ! On peut bien fusiller le lièvre à la mitraillette, et même le
manquer. Quant à tirer le perdreau avec cet outil, c’est de la haute fantaisie.
On parle des ravages causés par les puants, les rapaces, les becs droits.
D’accord, ils font du mal, mais pas plus que jadis, où jamais on ne les tirait.
On le fait plutôt davantage, maintenant que le Syndicat alloue une prime payant
bien les cartouches.
Du reste, pourquoi le lièvre — objectif numéro 1
des braconniers — pullulait-il à la Libération ? Pourquoi la perdrix
rouge se maintient-elle encore, pendant que le gris disparaît ? J’en
reviens au seul fait qui puisse l’expliquer : l’arséniate, sur les méfaits
duquel tous les observateurs sont d’accord. Pour moi, c’est lui le grand
coupable. Il a raclé tous nos gris, amis des cultures, visiteurs assidus des
champs de pommes de terre, et, s’il a épargné quelques rouges, c’est que, dans
notre pays coupé où subsistent maintes friches, des genêtières, de vaines
pâtures, des bouiges, le rouge se plaît en ces coins plus sauvages, où ne passe
pas l’arroseuse à doryphores.
Le gris n’est pas la seule victime ; le cailleteau
succombe aussi : l’on n’en voit plus comme jadis, et l’on ne rencontre
guère que des cailles adultes n’ayant pu mener à bien leur nichée. Et que dire
des petits oiseaux ? Je suis frappé de leur raréfaction. On ne peut la
mettre sur le compte des bracos, ni des mitraillettes du maquis : dans le
pays, il n’est personne qui ne respecte ces petits chanteurs, nos amis.
Alors ? Arséniate ! arséniate ! Nous le paierons cher lorsque
nos vergers sans défenseurs seront ravagés !
Quant aux volailles, qui pourrait affirmer que leur taille
plus forte les mette au-dessus du risque ? Jamais on n’a constaté tant de
pertes. Une poule disparaît. Quelques jours plus tard la métayère trouve sa
carcasse au coin d’un buisson, parmi des plumes éparses. Tout de suite, c’est
le renard ou la buse (on ne prête qu’aux riches). Et qui affirmerait que cette
poule ne s’est pas empoisonnée, pour crever ensuite dans ce buisson où les
charognards s’en sont régalés ?
Voici deux ans, dans un domaine non loin des miens, à Jarrige,
une trentaine de dindonneaux ont péri pour s’être aventurés dans des pommes de
terre aspergées de frais. Il n’est pas jusqu’aux cours de ferme où la volaille
soit à l’abri. L’an passé, à mon domaine de La Cygne, j’ai eu huit
jeunes dindons empoisonnés pour avoir picoré de la menue paille où étaient
tombés quelques résidus de bouillie arséniatée.
M. Pierre Salvat connaît tous ces dangers ; il y
cherche une atténuation et préconise la prudence, la modération dans les doses.
Ce serait un palliatif, mais dans la pratique est-ce possible ? Lorsque
l’on demeure aux champs, l’on voit le labeur qu’assure le paysan pour faire
vivre la nation, car, en fin de compte, elle repose toute sur lui. C’est une
dure tâche. Dans un siècle où tant de gens s’offrent des loisirs, il continue
le même travail que jadis, de la petite aube à la nuit close. Peut-on demander
à ce rude travailleur, qui chaque jour va au delà de ses forces, de
« fignoler » et de traiter les arséniates comme le ferait un chimiste
de laboratoire ?
Or, le remède existe : la science fabrique maintenant
des produits inoffensifs pour le gibier. Le rôle de l’État n’est-il pas de
sauver ce qui reste de nos chasses, en imposant leur emploi à l’exclusion de
tout autre ? En agissant ainsi, il remplirait ses fonctions de protecteur
de notre patrimoine national, nul ne saurait l’en blâmer.
Sinon, je crains bien que nos enfants, s’ils veulent voir un
perdreau, ne soient obligés d’aller au Muséum.
Albert GANEVAL.
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