— Voilà l’homme qui nous a tué un sanglier la semaine
dernière, me dit l’officier forestier. Il vous conduira volontiers à l’affût.
C’était un muletier qui descendait de la montagne. Le
soleil de septembre était encore chaud et le ciel lumineux se tenait haut sur
les sapins des Maures. Nu-tête, mal rasé, la chemise échancrée et sans veste,
l’homme apportait sur lui l’odeur de la résine. Il me toisa avant de
s’approcher, puis, avant de parler, me planta ses yeux dans les miens. Je
n’oublierai jamais ces yeux pers, un peu couleur et surtout de forme d’amande,
pas durs, pas méfiants, mais d’expression particulière : des yeux comme je
n’en ai pas vu d’autres. Et tout de suite, pendant ce court instant où nous
nous sommes regardés, avant de dire quelque chose, je me suis demandé à quoi
ressemblaient ces yeux. Et, je m’en souviens bien, sans hésiter, je me
dis : on dirait des yeux de serpent ; ce qui était parfaitement
stupide, parce que les serpents n’ont pas les yeux couleur d’amande transparente
et qu’ils n’ont pas, non plus, cette expression. Et pourtant je me dis :
yeux de serpent !
— Si vous voulez, me dit-il, la lune est bonne. On peut
y aller ce soir.
Ce n’est qu’alors que j’aperçus un grouillement sous sa
chemise, et j’en vis sortir, lentement, grimpant à l’encolure et glissant sur
l’épaule ... une belle couleuvre.
J’ai pour tout ce qui rampe une aversion innée ; un
serpent, quel qu’il soit, provoque en moi une répulsion diabolique. J’aimerais
mieux rencontrer un lion qu’un serpent. Et, cependant, je n’eus pas de recul instinctif.
Je crois que je n’eus pas le temps ; car, déjà, encore plus que le
serpent, je voyais les yeux de l’homme me regardant avec douceur, tandis qu’il
me disait :
— Il n’est pas méchant, c’est l’heure de son lait. Et,
tenant le serpent dans sa main, il approcha sa tête plate de sa joue, et la
couleuvre y frottait sa bouche.
— N’ayez pas peur, elle est apprivoisée, me dit à son
tour l’officier.
Aussi extraordinaire que cela pût me paraître, non seulement
je n’en avais pas peur, mais je sentais s’évanouir soudain toute mon aversion
pour la gent des reptiles.
— Elle ne me quitte jamais, dit l’homme. Tenez, vous
allez voir, vous la mettrez par terre quand je serai parti : elle m’aura
vite retrouvé.
Ça, par exemple ! Comment, sans hésiter, ai-je tendu
mes mains pour recevoir le don visqueux de cette chose froide qui se tordait et
que, déjà, je maintenais en la serrant de tous mes doigts ? Je ne
l’explique pas ; mais je n’en eus aucun dégoût.
L’homme entra dans la pièce, je lâchai la couleuvre, elle
rampa vers lui tout droit.
Nous nous mîmes en route un peu avant la nuit. Je ne sais
s’il avait apporté son serpent ; cela, d’ailleurs, m’était indifférent.
Nous marchions l’un derrière l’autre, lui devant, parce qu’il était le guide,
en suivant des sentiers tantôt sablonneux, tantôt pierreux, qui, peu à peu,
nous enfonçaient dans la forêt de chênes verts et de sapins. La nuit devint
bientôt opaque, mais la lune flottait quelque part, et les sommets des Maures
s’illuminaient de reflets mauves, se découpant sur le velours profond du ciel
poudré de sa poussière d’or.
Je m’arrêtai soudain, remarquant qu’il allait bras
ballants ;
— Vous avez oublié votre fusil ! lui dis-je.
— Non. C’est pour vous ...
Je fus déçu, car, peu habitué au tir de nuit, j’aurais
souhaité qu’il eût aussi son arme.
Nous n’étions pas bavards, ni l’un ni l’autre ; malgré
le sable ou les aiguilles de sapins, nos pas paraissaient sonores, et je les
écoutais, trouant seuls ce silence noir qui pesait aux flancs des montagnes,
sous la calotte rose où semblaient chanter les étoiles. Seul, le grand-duc
prenait ouvertement possession de la nuit, et son hululement puissant,
sinistre, semblait monter de tous les points de la forêt ou sauter d’un sommet
à un autre, répercuté dans tout le ciel. J’avais pourtant envie d’apprendre
quelque chose de cet homme ; il me paraissait bien savant des choses de la
forêt et de la vie des bêtes sauvages, mais il fallait lui arracher chaque mot,
dont il se montrait fort avare.
— Vous y allez souvent ? hasardai-je, après plus
d’un quart d’heure de marche.
— Oui.
— Vous en tuez beaucoup ?
— Non.
— C’est difficile, sans doute, la nuit ?
— Non, j’en tue quand je veux, pour les copains.
— Alors, vous ne les tirez pas pour vous ?
— Taisez-vous, dit-il en baissant la voix, maintenant
ils pourraient vous entendre.
Je pensais que nous arrivions ; mais nous marchâmes
encore une demi-heure. Enfin, ce fut une clairière au milieu de grands arbres
touffus ; elle était inondée de lune, et je pensai, de suite, que je
pourrai tirer presque comme en plein jour. Il m’embusqua derrière quelques
cades, m’indiqua mon angle de tir et l’endroit où il allait se poster lui-même.
Je vis son ombre s’effacer à 20 mètres à peine de moi. Sur le moment,
l’idée ne me vint pas de lui demander pourquoi, puisqu’il n’avait pas de fusil,
il ne restait pas près de moi.
J’attendis pendant peut-être une heure, guettant une ombre,
un bruit ; mais je ne voyais que la silhouette des arbres et les crêtes
des monts s’enfoncer dans le ciel. Seul, le grand-duc se rapprocha ; je
vis même son ombre lourde, énorme, traverser la clairière. Il y eut aussi
d’autres hiboux et toute une tribu de chouettes. Puis j’entendis tout près de
moi des frôlements dans les buissons, ce devait être une bête légère ; quelque
chose coula près de moi, je pensai que c’était un renard. Enfin, un long moment
après, je perçus dans le bois le grésillement sec de brindilles cassées, comme
un feu de sarments, courant, se propageant, venant vers la clairière. Je me
préparai à tirer ; mais le bruit s’arrêta en bordure. Puis ce fut, du côté
opposé, une traînée pareille et je perçus le piétinement d’un troupeau ;
ce devait être une nombreuse famille. J’ouvrais les yeux tout grands,
m’attendant à voir les sangliers surgir dans le clair, sous la lune. Tout
s’arrêta encore à la bordure. Ce fut encore le silence, poignant, dans ce décor
dantesque. Et, sur le flanc de la montagne, il y eut un craquement sonore,
comme un arbre qui casse, et puis ce fut comme un lourd galop de cheval, et je
compris que, descendant de son château, majestueux et clôturant le défilé, le
solitaire de ces lieux, son heure étant venue, se rendait à son tour à la
fête ; mais le martellement sourd s’arrêta, lui aussi, en bordure.
Retenant ma respiration, l’arme à l’épaule, j’attendais.
C’est alors que je vis, juste à l’emplacement de l’homme, deux lueurs qui
perçaient le buisson, couleur de ver luisant, mais bien plus gros, comme les
yeux phosphorescents d’un fauve. Je n’étais pas à l’aise ; quelques
instants d’hésitation et ... tant pis, à mi-voix, j’interpellai :
— Hop ! vous êtes là ?
Il dut baisser les yeux ou se tourner pour se lever, car les
lueurs s’évanouirent.
— C’est fini, me dit-il, ils vous ont éventé.
Je m’en serais douté, car, moi, je ne sentais pas la résine
et mes yeux ne miroitaient pas sous la lune.
Quelques années plus tard, je chassais le perdreau rouge en
Corbières. J’en vis un qui, blessé, traînant une aile et sautillant, entrait
dans un petit massif de garrouilles. Je m’approchai pour aller l’y saisir,
quand, devant moi, sur le tapis de pierres nues, j’aperçus un serpent qui
rampait au soleil. Je pensai aussitôt à la couleuvre du forestier des Maures,
et je me dis que, l’ayant prise dans mes mains, je n’avais plus d’appréhension
et que, au cas où ce serait une vipère, j’allais l’écraser du talon. Mais le
serpent, demi-lové, me regardait et, malgré moi, je dus m’arrêter à
2 mètres. Subitement, Je me sentis cloué sur place, incapable d’avancer et
même de reculer, ma volonté paralysée. Et ce ne fut que quand il plut à
ce serpent, ou quand, peut-être, il m’en intima l’ordre, que, sautant de côté,
bondissant par-dessus les pierres, je m’éloignai sans plus penser à mon
perdreau.
Et c’est depuis, quand je pense à ce forestier des Maures et
à ce serpent des Corbières, que je comprends le sens du mot fascination.
Jean CASTAING.
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