Accueil  > Années 1948 et 1949  > N°626 Avril 1949  > Page 394 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

Fascination

— Voilà l’homme qui nous a tué un sanglier la semaine dernière, me dit l’officier forestier. Il vous conduira volontiers à l’affût.

C’était un muletier qui descendait de la montagne. Le soleil de septembre était encore chaud et le ciel lumineux se tenait haut sur les sapins des Maures. Nu-tête, mal rasé, la chemise échancrée et sans veste, l’homme apportait sur lui l’odeur de la résine. Il me toisa avant de s’approcher, puis, avant de parler, me planta ses yeux dans les miens. Je n’oublierai jamais ces yeux pers, un peu couleur et surtout de forme d’amande, pas durs, pas méfiants, mais d’expression particulière : des yeux comme je n’en ai pas vu d’autres. Et tout de suite, pendant ce court instant où nous nous sommes regardés, avant de dire quelque chose, je me suis demandé à quoi ressemblaient ces yeux. Et, je m’en souviens bien, sans hésiter, je me dis : on dirait des yeux de serpent ; ce qui était parfaitement stupide, parce que les serpents n’ont pas les yeux couleur d’amande transparente et qu’ils n’ont pas, non plus, cette expression. Et pourtant je me dis : yeux de serpent !

— Si vous voulez, me dit-il, la lune est bonne. On peut y aller ce soir.

Ce n’est qu’alors que j’aperçus un grouillement sous sa chemise, et j’en vis sortir, lentement, grimpant à l’encolure et glissant sur l’épaule ... une belle couleuvre.

J’ai pour tout ce qui rampe une aversion innée ; un serpent, quel qu’il soit, provoque en moi une répulsion diabolique. J’aimerais mieux rencontrer un lion qu’un serpent. Et, cependant, je n’eus pas de recul instinctif. Je crois que je n’eus pas le temps ; car, déjà, encore plus que le serpent, je voyais les yeux de l’homme me regardant avec douceur, tandis qu’il me disait :

— Il n’est pas méchant, c’est l’heure de son lait. Et, tenant le serpent dans sa main, il approcha sa tête plate de sa joue, et la couleuvre y frottait sa bouche.

— N’ayez pas peur, elle est apprivoisée, me dit à son tour l’officier.

Aussi extraordinaire que cela pût me paraître, non seulement je n’en avais pas peur, mais je sentais s’évanouir soudain toute mon aversion pour la gent des reptiles.

— Elle ne me quitte jamais, dit l’homme. Tenez, vous allez voir, vous la mettrez par terre quand je serai parti : elle m’aura vite retrouvé.

Ça, par exemple ! Comment, sans hésiter, ai-je tendu mes mains pour recevoir le don visqueux de cette chose froide qui se tordait et que, déjà, je maintenais en la serrant de tous mes doigts ? Je ne l’explique pas ; mais je n’en eus aucun dégoût.

L’homme entra dans la pièce, je lâchai la couleuvre, elle rampa vers lui tout droit.

Nous nous mîmes en route un peu avant la nuit. Je ne sais s’il avait apporté son serpent ; cela, d’ailleurs, m’était indifférent. Nous marchions l’un derrière l’autre, lui devant, parce qu’il était le guide, en suivant des sentiers tantôt sablonneux, tantôt pierreux, qui, peu à peu, nous enfonçaient dans la forêt de chênes verts et de sapins. La nuit devint bientôt opaque, mais la lune flottait quelque part, et les sommets des Maures s’illuminaient de reflets mauves, se découpant sur le velours profond du ciel poudré de sa poussière d’or.

Je m’arrêtai soudain, remarquant qu’il allait bras ballants ;

— Vous avez oublié votre fusil ! lui dis-je.

— Non. C’est pour vous ...

Je fus déçu, car, peu habitué au tir de nuit, j’aurais souhaité qu’il eût aussi son arme.

Nous n’étions pas bavards, ni l’un ni l’autre ; malgré le sable ou les aiguilles de sapins, nos pas paraissaient sonores, et je les écoutais, trouant seuls ce silence noir qui pesait aux flancs des montagnes, sous la calotte rose où semblaient chanter les étoiles. Seul, le grand-duc prenait ouvertement possession de la nuit, et son hululement puissant, sinistre, semblait monter de tous les points de la forêt ou sauter d’un sommet à un autre, répercuté dans tout le ciel. J’avais pourtant envie d’apprendre quelque chose de cet homme ; il me paraissait bien savant des choses de la forêt et de la vie des bêtes sauvages, mais il fallait lui arracher chaque mot, dont il se montrait fort avare.

— Vous y allez souvent ? hasardai-je, après plus d’un quart d’heure de marche.

— Oui.

— Vous en tuez beaucoup ?

— Non.

— C’est difficile, sans doute, la nuit ?

— Non, j’en tue quand je veux, pour les copains.

— Alors, vous ne les tirez pas pour vous ?

— Taisez-vous, dit-il en baissant la voix, maintenant ils pourraient vous entendre.

Je pensais que nous arrivions ; mais nous marchâmes encore une demi-heure. Enfin, ce fut une clairière au milieu de grands arbres touffus ; elle était inondée de lune, et je pensai, de suite, que je pourrai tirer presque comme en plein jour. Il m’embusqua derrière quelques cades, m’indiqua mon angle de tir et l’endroit où il allait se poster lui-même. Je vis son ombre s’effacer à 20 mètres à peine de moi. Sur le moment, l’idée ne me vint pas de lui demander pourquoi, puisqu’il n’avait pas de fusil, il ne restait pas près de moi.

J’attendis pendant peut-être une heure, guettant une ombre, un bruit ; mais je ne voyais que la silhouette des arbres et les crêtes des monts s’enfoncer dans le ciel. Seul, le grand-duc se rapprocha ; je vis même son ombre lourde, énorme, traverser la clairière. Il y eut aussi d’autres hiboux et toute une tribu de chouettes. Puis j’entendis tout près de moi des frôlements dans les buissons, ce devait être une bête légère ; quelque chose coula près de moi, je pensai que c’était un renard. Enfin, un long moment après, je perçus dans le bois le grésillement sec de brindilles cassées, comme un feu de sarments, courant, se propageant, venant vers la clairière. Je me préparai à tirer ; mais le bruit s’arrêta en bordure. Puis ce fut, du côté opposé, une traînée pareille et je perçus le piétinement d’un troupeau ; ce devait être une nombreuse famille. J’ouvrais les yeux tout grands, m’attendant à voir les sangliers surgir dans le clair, sous la lune. Tout s’arrêta encore à la bordure. Ce fut encore le silence, poignant, dans ce décor dantesque. Et, sur le flanc de la montagne, il y eut un craquement sonore, comme un arbre qui casse, et puis ce fut comme un lourd galop de cheval, et je compris que, descendant de son château, majestueux et clôturant le défilé, le solitaire de ces lieux, son heure étant venue, se rendait à son tour à la fête ; mais le martellement sourd s’arrêta, lui aussi, en bordure.

Retenant ma respiration, l’arme à l’épaule, j’attendais. C’est alors que je vis, juste à l’emplacement de l’homme, deux lueurs qui perçaient le buisson, couleur de ver luisant, mais bien plus gros, comme les yeux phosphorescents d’un fauve. Je n’étais pas à l’aise ; quelques instants d’hésitation et ... tant pis, à mi-voix, j’interpellai :

— Hop ! vous êtes là ?

Il dut baisser les yeux ou se tourner pour se lever, car les lueurs s’évanouirent.

— C’est fini, me dit-il, ils vous ont éventé.

Je m’en serais douté, car, moi, je ne sentais pas la résine et mes yeux ne miroitaient pas sous la lune.

Quelques années plus tard, je chassais le perdreau rouge en Corbières. J’en vis un qui, blessé, traînant une aile et sautillant, entrait dans un petit massif de garrouilles. Je m’approchai pour aller l’y saisir, quand, devant moi, sur le tapis de pierres nues, j’aperçus un serpent qui rampait au soleil. Je pensai aussitôt à la couleuvre du forestier des Maures, et je me dis que, l’ayant prise dans mes mains, je n’avais plus d’appréhension et que, au cas où ce serait une vipère, j’allais l’écraser du talon. Mais le serpent, demi-lové, me regardait et, malgré moi, je dus m’arrêter à 2 mètres. Subitement, Je me sentis cloué sur place, incapable d’avancer et même de reculer, ma volonté paralysée. Et ce ne fut que quand il plut à ce serpent, ou quand, peut-être, il m’en intima l’ordre, que, sautant de côté, bondissant par-dessus les pierres, je m’éloignai sans plus penser à mon perdreau.

Et c’est depuis, quand je pense à ce forestier des Maures et à ce serpent des Corbières, que je comprends le sens du mot fascination.

Jean CASTAING.

Le Chasseur Français N°626 Avril 1949 Page 394