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Chronique financière

L'Eurafrique

Avant la guerre de 1914, toutes les nations de l’univers formaient comme un vaste ensemble où toutes les parties communiquaient facilement entre elles. L’on ne se doutait guère alors, en ces temps heureux, que le chef de la nation la plus riche et la plus puissante du globe, trente ans plus tard, fixerait, comme avenir lointain à espérer pour la santé du monde et le recul de la guerre, la triple liberté dans la circulation internationale des hommes, des idées, des richesses. L’on ne pouvait guère prévoir à cette époque les impératifs futurs de Franklin Roosevelt pour la raison fort simple que le monde entier jouissait de cette triple liberté, base de la prospérité de ces temps lointains, et qu’alors il ne serait venu à l’idée de personne de tracer autour d’un pays quelconque une sorte de muraille de Chine ou de rideau de fer d’où rien ne sortirait.

Cette idée catastrophique a pourtant vu le jour après 1918. Sur le moment, bien peu d’esprits eurent la clairvoyance de prévoir les conséquences graves qu’auraient, pour l’économie mondiale, la sécession économique du vaste bloc moscovite, et, dans une moindre mesure, quoique important aussi, ce hérissement de nationalismes nouveaux, prétendant constituer chacun une unité économique indépendante et complète, dépendant de la souveraineté politique retrouvée.

Ce sont ces conceptions monstrueuses qui peu à peu nous acheminèrent aux conditions qui rendirent la seconde guerre mondiale inévitable. Laquelle, par ses résultats, empira la situation de l’entre-deux-guerres, l’isolation moscovite mordant fortement en Europe et en Asie, et les excès nationalistes s’étendant cette fois à la presque totalité des peuples qualifiés de coloniaux. Les personnes d’un certain âge ont pu mesurer dans la pratique, par les difficultés de tous les jours, les différences de qualité et de quantité qu’il y avait dans la manière de vivre d’avant 1914 et celle d’après la guerre ; il est à craindre que ces différences en pis ne soient multipliées par un coefficient plus qu’appréciable pour cette troisième période dans laquelle nous venons d’entrer. Car de plus en plus, à mesure que le temps passe, il semble bien que les fameuses libertés de Roosevelt ne soient qu’un vœu pieux, que l’on cite encore à l’occasion, mais tout en acceptant en fait des conditions générales de vie absolument opposées.

Certes, l’on parle bien de l’organisation de l’Europe — de l’Europe de l’Ouest bien entendu, — car de l’autre, la vraie, n’en parlons plus. Il y a bien des tentatives économiques de rapprochements internationaux, mais jusqu’ici cela ne va pas très loin, et dans l’état actuel des choses cela ne peut guère aller bien loin. D’autant plus que, dans le fond, il s’agit bien plus de mise en commun de ressources militaires que d’autre chose ... Mais, malgré tous les partis pris et tous les préjugés, et aussi les arrière-pensées égoïstes qui ne manquent pas, les impératifs de vie seront les plus forts. Déjà les oranges d’Espagne circulent partout chez nous ; et les plus farouches détracteurs du régime politique de cette nation ne regrettent qu’une chose, c’est que ces fruits soient aussi chers ! Nous accepterons encore bien d’autres réalités vitales aussi contraires aux préférences idéologiques de beaucoup d’entre nous.

Mais que sera cette réalité économique « Europe » qui se dessine péniblement peu à peu ! Bien entendu, il est à craindre que tout l’Est européen n’en soit exclu, heureux encore si tout ledit Est ne s’implante pas de façon permanente jusqu’au bon milieu de l’Europe. La Scandinavie s’exclura probablement d’elle-même. Il est des voisinages dangereux qui font taire les sympathies les mieux affirmées. Quant à la Grande-Bretagne, quoi qu’on puisse dire ou faire, elle sera toujours une île, lieu de ralliement de terres éparses dans le monde entier et dont le centre de gravité sera toujours quelque part du côté de la Jamaïque ou de Ceylan, mais jamais en Europe, c’est un fait certain. Et à ces données permanentes se surajoute temporairement la présence à la direction du pays des socialistes-travaillistes, pour lesquels l’isolement de la Grande-Bretagne est une condition presque indispensable à la réussite de leur expérience.

Donc, sur les probabilités actuelles, très peu d’espoir en un vaste groupement : les pays du Benelux, une partie plus ou moins grande de l’Allemagne, la Suisse et le vieil ensemble « latin » : France, Italie, Espagne, Portugal, et c’est probablement tout. Mais c’est aussi une grande partie de l’Afrique, sans parler de ce qu’il sera possible de sauver ailleurs. C’est-à-dire, malgré tout, un ensemble suffisamment puissant pour s’assurer l’indépendance économique entre les blocs ou constellations qui tendent présentement à dominer la terre.

Et, sauf imprévu, c’est l’horizon géographique auquel nos épargnants, et même nos capitalistes, feront bien de limiter leurs vues. La solidarité économique mondiale s’est peu à peu rétrécie comme une peau de chagrin : la technique financière doit s’adapter. Il ne sert à rien de vouloir nager à contre-courant. Que cela plaise ou non, le monde économique libéral est mort ; et avec lui, malheureusement, pas mal de choses qui constituaient une bonne part de ce qu’on appelle la civilisation. C’est plus que fâcheux, mais c’est ainsi. La libre circulation des marchandises et des placements internationaux formait un tout avec le respect des personnes et des opinions ; Roosevelt avait raison de le proclamer ... mais, contrairement à ce que les gens sensés espéraient, il a clamé dans le désert.

Ce qui dans notre domaine prosaïque de l’argent se traduit par la nécessité de ne pas aventurer ses capitaux trop au loin. Le monde économique et politique se compartimente de plus en plus. Et, en dehors de son propre compartiment il y a de moins en moins de sécurité

Marcel LAMBERT.

Le Chasseur Français N°626 Avril 1949 Page 420