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Au soleil d'or

En foire de Bussière-Poitevine, ce matin de février noir et transi, nos cochons s’étaient bien vendus. Au sortir du foirail, le Président — Président des Chasseurs d’Asnières-en-Theil — me prit sous le bras ;

— Dites-moi, mon bon, je vous emmène, nous allons arroser cela au Soleil d’Or, on ne s’y embête pas à table.

Il aurait pu ajouter ; « Surtout avec moi. »

Le Président est un ami, je le suivis. Cinq minutes plus tard, fuyant le vent de galerne qui bousculait les passants et courait après les vieux papiers sur la Grand’place vide, nous poussions la porte vitrée du restaurant.

Maintenant, le déjeuner s’achevait dans une ambiance de bien-être, de confort hivernal, le dos au feu, le ventre à table. Une accorte servante brune (on voit que les Sarrasins ont poussé jusque chez nous) venait d’enlever les ruines d’un vaste clafouti limousin — la vraie recette, celle des métayères, aux petites cerises noires de buisson, avec tous leurs noyaux. Des passe-crassane avaient suivi, d’une livre chacune, arrosées d’un Mascara d’âge : ce vin des Hauts-Plateaux d’Algérie, trop chaud, trop corsé là-bas, et qui, dans la pénombre fraîche de nos caves de France, se vieillit doucement et se dépouille jusqu’aux tons d’un grenat velouté.

À cheval sur une chaise, le lieutenant de louveterie gibernait avec nous, et depuis longtemps le patron, le plus aimable des hôtes, et chasseur, s’était mis de la conversation. Lorsque la Sarrasine eut desservi, ratissé les miettes et versé le café :

— Martiale, lui dit-il, vous nous apporterez mon Armagnac, le vieux, celui de Laressingle.

Et de quoi parlerait-on entre chasseurs, en face de la liqueur d’or, lorsqu’un louvetier est là, qui pourrait vous dire la prise de son cinq centième renard, ou son dernier doublé de sangliers, le dimanche d’avant, en forêt de Sainte-Anne ? Tout naturellement, il me vint à l’esprit de conter un souvenir de jadis, celui d’un affût au fond d’une gorge sinistre des monts de Serbie où la lumière froide d’une lune d’hiver glaçait un paysage blafard. Un grand vieux loup était venu se faire fusiller sur la charogne d’un des innombrables chevaux crevés, dont les armées parsemaient les pistes macédoniennes, en un temps où la cavalerie laissait derrière elle une odeur loyale de cuir, de sueur et de crottin, et non pas, comme à présent, d’horribles traînées empestant l’huile de moteur. Mon loup avait roulé’ ; les reins cassés, il s’en allait traînant son arrière-main sur la neige. Je le reverrai toujours, lorsque je le rejoignis pour lui mettre une balle de mousqueton dans la tête, se retourner courageusement, les dents mauvaises, face à la mort. C’était un brave.

Là-dessus, chacun de nous se mit à rappeler quelque fait de sa carrière. Mais lequel donc commença d’apporter à la vérité ces embellissements auxquels nous autres, chasseurs, glisserions trop volontiers s’il faut en croire les mauvaises langues ? ... Depuis, le Président a bien eu l’aplomb de me mettre cela sur le dos et d’affirmer que j’avais commencé avec certain récit d’affût, qui sentait d’une lieue le tabac blond. Allons donc ! comme si, dans mon jeune temps, j’avais eu coutume d’emmener les belles se geler les pieds et se poser le derrière sur un bottillon d’herbe humide, pour leur faire parfumer mon poste à la fumée de leurs Abdullah ! Non, non, non, mon Président, ce n’est pas moi, c’est vous qui avez lâché l’écluse, avec l’histoire de votre lièvre de l’ouverture.

Franchement, est-elle croyable ? Vous tirez une caille à l’instant où elle disparaissait derrière une épaisse haie.

Bien entendu, vous la manquez — jusque-là, nous sommes d’accord. Mais la suite ? Vous allez tout de même voir votre coup de fusil : miracle ! au lieu de la caille envolée, que trouvez-vous ? Un lièvre mort !

— Depuis huit jours ? ai-je demandé innocemment. L’indignation vous a fait dresser votre porte-cigarette, sa longue pointe a griffé le ciel :

— Non, monsieur, non ! Tué d’à matin ! Apprenez que les gens d’Asnières ne sont pas ceux de chez vous ! On est honnête, nous autres, on ne fait pas l’ouverture jusqu’à des quinze jours d’avance !

Écrasé de honte, j’ai baissé le nez, et le rouge m’en est venu au front pour mes concitoyens.

Mais, vous le voyez bien, c’est votre lièvre qui a donné le branle. Après quoi, chacun s’est mis à raconter la sienne, et ce furent les mêmes récits qui se repassent de génération en génération. Comme toujours, aucun de nous n’écoutait le voisin, il attendait simplement que ce fût fini, pour en sortir une « plus forte ». J’allais entamer le coup classique de la peau de lapin bourrée de paille, que l’on fait tirer au gîte par une mazette. Le Président me sauva de ce ridicule, d’un geste il balaya nos pauvres histoires :

— Tenez, vous me faites rire, avec vos lièvres, vos perdrix et vos cailles. Moi, quand j’étais en Amérique ...

Le Président fut en sa jeunesse un intrépide voyageur.

Quiconque a beaucoup voyagé
Peut beaucoup nous en enseigner.

La Fontaine a dit cela, ou à peu près. Je tendis l’oreille, pour ne rien perdre de ces doctes leçons.

— Lorsque j’étais là-bas, il m’est arrivé de tirer un cerf perché sur un arbre.

Je sursautai, celle-là était raide, mais je ne laissai rien paraître :

— Ma foi, c’est bien possible, à Mogador, j’ai vu souvent les chèvres paître en haut des arganiers.

J’encaissai un coup d’œil de travers :

— Mon cher ami, laissez donc votre Maroc où il est, il n’a rien de rare, tout le monde y est allé au moins une fois, en voyage de noces. Quant à vos méchants arganiers, c’est tout juste haut comme un pommier rabougri. Moi, je vous parle d’un arbre, un vrai. Celui où s’était juché mon cerf était un magnifique tulipier de Virginie, auprès duquel vos chênes des bois de la Cygne, dont vous êtes si faraud, seraient à peine bons à servir de balayettes à la devanture d’un quincaillier. Vivant, il devait bien faire dans les cinquante mètres de haut, mais, pour l’instant, il était allongé dans l’eau, immergé à demi, et flottait à la dérive. Le Mississipi débordé, gonflé par les crues, l’avait arraché de sa berge, et l’emportait sur ses ondes écumeuses. Un cerf, surpris par le déluge, avait réussi à se réfugier parmi ses branches. Il y grimpait toujours plus haut, et n’en menait pas large, menacé par un cent d’alligators, dont la horde féroce entrechoquait au-dessous de lui ses redoutables mâchoires.

— Vous avez raison, Président, j’ai lu quelque chose dans ce goût, ce doit être de Chateaubriand :

» Les arbres, géants déracinés, s’assemblent sur les flots, les vases les cimentent, les lianes les enchaînent. Charriés par les vagues écumantes, ils descendent le Meschacébé, et l’on voit des îles flottantes de pistias et de nénuphars dont s’élèvent les roses jaunes. Des serpents mauves, des hérons bleus, des flamants roses, des singes verts, de jeunes crocodiles s’embarquent passagers sur ces vaisseaux fleuris, et s’en vont déployant au vent des voiles d’or.

» C’est exactement ce que vous disiez, mais au fond êtes-vous bien sûr de ce que votre dix cors n’était pas un singe vert ?

— Singe vert vous-même ! Un singe avec une paire de cornes dont je vous souhaite la pareille !

— Des cornes ? Alors j’y suis, c’est aussi dans Chateaubriand :

» Parfois un bison chargé d’années, fendant les flots à la nage, se vient coucher parmi de hautes herbes dans une île du Meschacébé. À sa barbe antique et limoneuse, à son front orné d’un double croissant, vous le prendriez ...

» J’y suis ! Chateaubriand ne parle pas de cerfs, il parle de bisons, c’est dans le livre. Vous aurez pris une vieille vache pour un grand cerf.

— Écoutez, vous commencez à m’échauffer les oreilles avec votre Chateaubriand. Je n’en veux plus connaître d’autre que ce superbe Château aux pommes, que le chef nous a envoyé tout à l’heure. Si vous me reparlez encore de votre bouquin, jamais plus je ne vous ramène ici. »

Je me tins coi, mon irascible ami eût fait comme il le disait.

— Oui, c’était un cerf et un beau. De branche en branche, il s’était hissé au plus haut des frondaisons. Le remous des flots déchaînés secouait son navire de verdure et, comme il n’avait pas le pied marin, il manquait chaque fois perdre l’équilibre et chavirer. Par quelles terreurs devait passer la pauvre bête ! J’eus pitié d’elle et, pour abréger ses angoisses, je lui logeai dans l’œil une balle de ma Winchester. Le cerf dégringola de son perchoir et fit un « plouf ! » retentissant dans le fleuve. Je n’eus plus qu’à poser mes habits, me lancer à la nage et ramener mon trophée.

— Mais, Président, et les crocodiles ?

— Quels crocodiles ?

— Mais les alligators de tout à l’heure. Le Président prit un air très digne :

— Voyons, mon pauvre ami, vous serez donc toujours le même, faites un peu travailler votre crâne, que diable ! ... Je vous ai dit que le Mississipi était débordé, alors, c’est tout simple, l’inondation les avait noyés ...

Et, tendant son verre vide :

— Martiale, mon enfant, une larme d’Armagnac, je vous prie, pour me remettre. Cet animal-là m’a remué la bile, avec sa manie de contrer. Messieurs, à la bonne nôtre ... à la sienne aussi, tout de même, et à celle du Soleil d’Or !

Albert GANEVAL.

Le Chasseur Français N°627 Mai 1949 Page 439