— Tiens ! je t’apporte encore un
« phénomène ». Et l’ami G ..., un de mes pourvoyeurs en bêtes
étranges, exhiba d’une musette crasseuse une informe boule de plumes
ébouriffées.
— Je l’ai passablement esquinté, tu penses, à quinze
mètres, avec du plomb fabriqué ... Ce doit être une espèce de héron.
En effet, c’était bien un représentant de la famille
des hérons, ou Ardéidés, pour les savants, que j’avais en mains : un
bihoreau d’Europe, en superbe plumage d’adulte, mais dans quel état ! Une
épaisse graisse jaunâtre découlait des blessures, et Dieu sait s’il y en avait,
agglutinant les plumes, poissant les doigts. Allons ! vite, à
l’ouvrage ...
Premier travail : obturation des plaies avec des brins
de fils et une aiguille, sinon l’opération du nettoyage n’en finit plus.
Jamais je ne m’étais mieux rendu compte que ce jour-là des
effets balistiques de ce fameux plomb fabriqué, que nous avons tous plus ou
moins employé à la campagne. Il faut se reporter aux premières ouvertures
d’après guerre, je veux parler de la soi-disant dernière, car, après celle de
1914-1918, la pénurie de munitions ne nous préoccupait guère ... Le plomb
était rarissime, les amorces introuvables. Et les nemrods de redoubler
d’ingéniosité pour pallier ce manque de fournitures. Les amorces étaient
rechargées avec des capsules de pistolets d’enfants, enlevées à prix
d’or ; les bourres découpées dans du feutre épais, mais le
plomb ! ...
Je nous revois devant nos fourneaux, suant, soufflant,
surveillant la fusion d’un mystérieux alliage, tels des alchimistes du moyen
âge. Mais nous ne cherchions pas à transformer en or le vil métal, nos
ambitions étaient plus modestes.
Nous ne désirions obtenir que de petites sphères, les plus
rondes possible, et pourtant, hélas, nous étions souvent déçus. Que ne
fondîmes-nous pas dans nos creusets pour améliorer le résultat des
coulées : vieux tuyaux, vénérables cuillers, bouts d’étain, que
sais-je ? Quand nous jugions que le mélange avait atteint la température
optimum, nous procédions à la coulée. Le plomb tombait dans de l’huile à
travers une passoire, ça bouillonnait, ça fumait, ça empestait l’atmosphère, on
se brûlait copieusement les doigts.
À peine l’appareillage refroidi, vite, au démoulage. Jamais
métallurgistes modernes n’ont ouvert leurs creusets d’expérience avec plus
d’anxiété ni d’espoir. Et nous recueillions tantôt de superbes aiguilles de
pick-up, tantôt des fils interminables et rigoureusement calibrés (du vrai
fusible pour l’électricité !), ou encore des têtards. C’était « bon »
quand le produit prenait la forme de petites poires, mêlées de grains plus ou
moins ronds. Encore un nettoyage, suivi d’un tri rapide qui déterminait des
calibres fantaisistes, et le plomb était prêt pour l’emploi. Ah ! cette
fois nous étions montés ! La Manufacture pouvait toujours y venir avec son
« Rapid » ! Et c’est avec cette mitraille que l’ami G ...
avait bourré son tromblon pour expédier ad patres sa victime.
Heureusement que, malgré les full choke, la grenaille groupait à trente
mètres dans un cercle large comme ... une roue de charrette, sinon c’est
tout à fait en bouillie que j’aurais reçu mon spécimen déjà si mal en point et
qui gisait là sur la petite table de dissection.
Enfin, mon travail d’obturation terminé, muni d’une chopine
d’essence et de la patience de Job, je procédai au nettoyage de la pièce, plume
par plume, opération fastidieuse s’il en est. Quand j’eus fini, l’oiseau
ressemblait à une de ces vieilles poules déplumées que les fermières de chez
nous trempent copieusement dans l’eau pour leur ôter l’envie de couver. Mais le
naturaliste amateur, quand il a en mains une pièce intéressante, ne se
décourage pas pour si peu. Un bon plâtrage eut tôt fait de sécher le plumage et
un grand coup de plumeau me livra l’oiseau intact, dans sa forme et ses couleurs
naturelles, j’eus bien par la suite d’autres avatars en cours de préparation,
toujours à cause de cette satanée graisse qui atteignait bien par endroits
quatre centimètres d’épaisseur et couvrait toute la chair, jusqu’aux alentours
des yeux. Mais on n’a rien sans peine, et quelle satisfaction que celle de la
difficulté vaincue !
L’ami G ... est revenu voir son oiseau, dans la vitrine
où il voisine maintenant avec son cousin, le butor étoile, et divers oiseaux
d’eau. Il n’en croyait pas ses yeux ! Il est vrai que le bihoreau est un
superbe oiseau, qu’un collectionneur est fier de posséder. Le gris perle du
cou, qui porte des plumes bouffantes en jabot, le bleu vert métallique du dos
et du vertex, le cendré des ailes forment un ensemble très harmonieux, agrémenté
encore par une longue aigrette blanche, formée de plumes roulées qui
s’échappent de l’occiput et retombent mollement sur le haut du dos. Ajoutez des
pattes jaune clair, un bec noir, robuste, rappelant comme forme celui du
corbeau, et deux grands yeux rouge cramoisi qui donnent à l’oiseau un air
pensif et mélancolique. Il n’est pas de grande taille (0m,60 du bec
à la queue) et, contrairement aux autres hérons, il a le cou relativement court
et la tête très grosse, avec des yeux d’oiseau de nuit. C’est en effet un
oiseau crépusculaire. Le nom savant de Nycticorax dont Linné l’a affublé
signifie littéralement « corbeau nocturne ». Pourtant, à part la
forme du bec et peut-être le cri, l’oiseau n’a aucune affinité avec les
corbeaux. Mais on trouve de telles bizarreries, pour ne pas dire hérésies, dans
les nomenclatures latines et grecques qu’on peut bien passer sur celle-là.
La journée, le bihoreau reste tapi dans les fourrés de
roseaux. Au crépuscule, il entre en activité, quitte sa retraite et se met en
quête de nourriture, en poussant son croassement bizarre. Il niche en Camargue,
en colonies qui prospèrent heureusement d’année en année dans notre vaste
réserve d’État. Il fait parfois des incursions dans le Midi et le Sud-Ouest de
la France, mais il y est très rare en automne.
Nous n’avons pas revu, cette année, en Dordogne, le bihoreau
en beau plumage d’adulte. Pourtant, l’été dernier, des jeunes encore en plumage
incomplet et hérissé de barbules ont fait leur apparition. Nous les avons vus
en pêchant, à la même place où était tombé leur aïeul deux ans plus tôt, sur de
grands aulnes épais et ombreux, où ces paresseux oiseaux pouvaient somnoler à
l’aise, protégés du grand soleil de juillet. Donc, ces beaux oiseaux ont niché
chez nous, car je ne pense pas que de jeunes sujets soient venus depuis la
Camargue, surtout en n’ayant pas atteint leur complet développement.
Malheureusement, cette nichée doit être accidentelle, car de plus en plus la
sauvagine déserte nos rivières, dont les berges et les îles sont tondues à qui
mieux mieux. C’est peut-être d’un grand profit pour les marchands de bois et
les riverains, mais, hélas aussi, c’est grand dommage pour les chasseurs et les
naturalistes.
Pierre ARNOUIL.
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