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Quelques précisions sur l'écrevisse américaine

Dans un numéro du Courrier de l’Ouest, M. François Simon me prend — d’ailleurs fort aimablement — à partie pour avoir osé prôner la diffusion de l’écrevisse américaine Cambarus, dans les eaux à poisson blanc (1). Erreur, dit-il ; cette écrevisse est, dans nos rivières, aussi nocive que le poisson-chat ; elle s’attaque à tous les poissons morts ou vivants, dévore les œufs, les alevins, et rend impossible la pêche à la ligne.

Devant une telle avalanche, je commencerai d’abord par m’abriter sous le parapluie de M. le professeur Marc André, sous-directeur au Muséum d’Histoire naturelle de Paris :

« Les écrevisses américaines sont tout aussi voraces que leurs congénères du genre Astacus. En fait, elles se nourrissent indistinctement de matières animales ou végétales.

» Leurs proies animales consistent surtout en infusoires, vers, sangsues, dragonneaux (Gordius), larves d’insectes (phryganes, libellules, tipules, chironomes, nèpes, notonectes, dytiques), crustacés (daphnies, cypris, crevettes d’eau douce, gammarus), têtards et grenouilles ; la chair et la coquille calcaire des mollusques (pulmonés dulcaquicoles et moules de rivière (Anodonia) constituent leur alimentation préférée.

» Tous les débris de viande et les cadavres d’animaux charriés par les courants sont aussi recherchés par les écrevisses.

» À défaut de nourriture animale, elles mangent également des végétaux aquatiques ou croissant au bord de l’eau (characées, cresson, berle [Sium], ortie, etc.). Dans les viviers d’élevage, elles rongent tous les débris végétaux qu’on leur jette : pelures de pommes de terre, morceaux de potirons, de betteraves et de carottes.

» Quand le sol et les berges sont formés d’une substance végétale, telle que la tourbe pas trop agglomérée, elle peut suffire à assurer la nutrition des écrevisses.

» Contrairement à ce que certains supposent, ces écrevisses ne portent aucun tort aux poissons ni à leurs alevins, et les doléances de quelques pêcheurs nous porteraient plutôt à croire que, si, effectivement, ces crustacés les gênent parfois beaucoup, nous pouvons précisément les considérer comme protecteurs de la faune piscicole. En effet, dès qu’un pêcheur lance sa ligne ou amorce, les écrevisses accourent et, par l’agitation qu’elles créent, éloignent le poisson pour un temps plus ou moins long. La capture aux filets devient aussi déficiente par la présence du Cambarus : ceux-ci se prennent aussitôt dans les mailles, secouent l’engin, éloignant ainsi les ablettes, éperlans, gardons, etc., et ces rescapés ne pourront que contribuer, par la suite, au repeuplement du cours d’eau.

» D’ailleurs, à défaut de l’écrevisse américaine, nos espèces françaises existaient depuis bien longtemps, tant dans la Seine que dans la Marne, et déjà sous le règne de Louis-Philippe, les restaurateurs des bords de la Marne jouissaient d’une solide renommée pour leurs matelotes, leurs fritures et leurs « écrevisses » ; ces dernières ne raréfiaient donc pas tellement les poissons. »

Ceci dit, je tiens à préciser que je me méfie fortement des « on dit » des pêcheurs. Seules les observations précises ont une valeur.

J’ai gardé pendant des mois des écrevisses américaines en aquarium avec toutes sortes de poissons et alevins. Je n’ai jamais observé l’attaque d’un poisson ou d’un alevin, sauf mourant ou mort. En revanche, le Cambarus est cannibale et s’attaque à ses congénères plus faibles ou en mue.

J’ai souvent observé des Cambarus grimpant sur un poisson endormi sur le fond, et restant parfois accrochés par leur pince à une nageoire. Mais ils se décrochaient toujours plus ou moins vite sans blesser le poisson.

En réalité, il s’agit de s’entendre sur la définition du mot nuisible. Le brochet est nuisible pour le pêcheur de gardon, ou le pêcheur de truite. Le poisson-chat peut être utile dans les eaux très polluées, où il est le seul poisson à pouvoir vivre.

L’écrevisse utilise une nourriture qui est en faible partie (vers, mollusques) celle du poisson, en grosse partie impropre à la consommation du poisson. Sa présence dans une rivière se traduit par une gêne pour le pêcheur au coup, dont il peut dévorer ou abîmer les appâts — et c’est là la seule raison valable de l’article de M. Simon. Je compte pour négligeables les quelques œufs de cyprins qu’il peut brouter en mangeant les végétaux, car ces œufs sont accrochés entre deux eaux sur les plantes aquatiques, et le Cambarus reste au fond.

En revanche, le Cambarus augmente le tonnage de produits utiles que peut produire la rivière.

Si, en effet, un kilo de poisson-chat, ou un kilo de perche américaine d’une valeur de 10 à 20 francs, se substitue à un kilo de carpe ou de gardon d’une valeur cinq fois supérieure, le cent d’écrevisses américaines vaut jusqu’à 1.000 francs ou 1.500 francs, et vient en supplément du poisson normalement produit.

Pêcheurs à la ligne, si le Cambarus gêne votre coup, placez donc des balances bien appâtées de charogne. Les écrevisses ne vous gêneront plus, et vous rapporterez chez vous de quoi en faire un buisson ou une bisque. Ou plutôt laissez votre femme et vos enfants s’occuper des balances, et vous leur donnerez ainsi le goût de la pêche.

DE LAPRADE.

(1) Cf. Le Chasseur Français, n 622, page 211.

Le Chasseur Français N°627 Mai 1949 Page 450