C’est par un temps lourd d’orage que nous arrivons au bord
de l’étang de Cazaux (1). Provisions au village de Sanguinet. Pas ou peu
de légumes. Canoéistes, attention : informez-vous des jours d’arrivée des
légumes venant de Bordeaux si vous voulez éviter les conserves. Départ à seize
heures par petite brise et clapotis. Nous découvrons bientôt toute l’étendue
bleue de l’étang. Sanguinet et son clocher s’effacent derrière nous. Nous
serrons la côte en direction de Cazaux, à cause des tirs d’avions. Et voici qu’apparaît,
perpendiculaire au rivage, une langue de sable plantée de pins. C’est là que,
sur les conseils d’un pêcheur, nous allons camper. Pas de fond ; nous
sautons à l’eau et guidons « Pirate » à la corde. Site
charmant ; petite anse d’eau lisse et tiède. Derrière, les grands pins et,
à nos pieds, la forêt naine des fougères. Du haut de la dune, nous découvrons
l’étang vaste et sauvage. Sur la rive occidentale, devant la ligne foncée de la
pinède, luisent ça et là dans le soleil de petites plages claires. Mais c’est
la zone dangereuse et demain nous mettrons le cap au sud. Nous campons au pied
de la dune. À notre réveil, nous restons émerveillés par le paysage, qui nous
semble encore plus beau que la veille. Le ciel est pur et l’air vif. Nous
décidons de rester un jour de plus, ce qui nous permettra de nous ravitailler.
Je pars seul pour Sanguinet et je trouve cette fois des provisions. J’ai le
vent de travers et je regrette de ne pas avoir une voile. Journée de
repos : pêche, natation et sieste sous les pins. Comme la vie est
belle ...
Mais, la nuit, un violent orage nous réveille. Pluie
torrentielle ; notre tente reste parfaitement étanche. Le jour se lève
dans un ciel net. Le merveilleux paysage d’eau calme et de forêts, baignant
dans la lumière pure du matin, nous plonge dans un profond ravissement. Et nous
restons un jour de plus. Mais c’est le dernier et le lendemain, de bonne heure,
nous levons le camp, et l’étrave de « Pirate » ouvre la route sur une
eau absolument plate. Nous pagayons nonchalamment le long d’une côte
marécageuse. Une heure et demie après notre départ, nous apercevons entre deux
rangées de piquets l’entrée du canal qui relie l’étang de Cazaux à celui de
Biscarrosse. Nous glissons sur les nénuphars et les roseaux. Offensive des
taons et des mouches dans une chaleur humide. Arrêt sous les derniers pins.
Repas et sieste. À 17 heures, départ et nouvelle attaque des terribles taons.
Je m’enveloppe la tête dans la moustiquaire et pagaie sous ce voile de mariée.
Courant très faible. Pas un arbre ; vase et herbes.
Nous débouchons dans le petit étang de Biscarrosse et nous arrêtons près d’un
pont. Ravitaillement et courrier au village et nous nous hâtons de gagner le
grand étang avant la nuit. Canal de jonction court, mais plein d’herbes. Voici
enfin le grand étang de Parentis, et nous campons sur une plage où les
moustiques nous tiennent compagnie.
Le lendemain, nous découvrons l’aéroport de Biscarrosse avec
ses grands bâtiments crème dominant l’étang. Deux gros hydravions flottent sur
le plan d’eau. Petite brise, léger clapotis. Cap au sud. Passons au large
d’Air-France. La zone d’envol dépassée, nous serrons la côte occidentale
suivant les conseils du guide du Canoé-club. À quelques mètres de notre canoé,
la rive défile solitaire et sauvage. Pas la moindre trace de vie. Vers midi,
nous sommes intrigués par un appontement en planches. Derrière, une plage de
sable clair et vierge avec de jeunes pins. Nous accostons, décidés à un
campement prolongé. Et nous avons la surprise de trouver à quelques mètres de
l’appontement un camp rustique, une table, des bancs, des chaises, une grande
caisse transformée en placard, le tout entouré de quelques arbres formant
parasol. Aucun doute, nous sommes chez Robinson Crusoé. Et nous baptisons notre
camp : Port-Robinson. À mi-hauteur de la dune, une petite terrasse va
recevoir notre tente. Nous nous installons. Christiane a déjà réquisitionné le
placard où elle aligne les vivres et la vaisselle tandis que Claude trouve dans
l’appontement un plongeoir parfait.
Port-Robinson ! ... Quels jours merveilleux nous
avons vécus dans la solitude de l’eau et des arbres. Entre la civilisation et
nous, il y avait plus de 3.500 hectares d’eau bleue qui nous assuraient le
silence et la paix. Nous partagions notre temps entre les promenades en canoé
le long de la côte, les excursions à pied dans la forêt, la natation, la pêche
à la traîne ... et, le soir, nous regardions sans nous lasser jamais les
lumières de Biscarrosse, les feux des grands hydravions qui s’envolaient vers
le sud dans le ciel d’été rempli d’étoiles.
Un matin, nous voyons arriver, rasant la côte, un canot
blanc monté par un jeune couple ; les pagayeurs vont accoster un peu plus
loin et dressent leur tente. Plus tard, nous faisons connaissance. Ce sont des
Parisiens fort sympathiques. Ils craignaient certainement que nous passions là
nos vacances, mais, quand ils apprennent notre prochain départ, j’ai
l’impression qu’à notre tour nous leur devenons particulièrement sympathiques.
Ils nous disent que le camp que nous occupons est privé et appartient à un
docteur parisien qui, depuis dix-huit ans, vient chaque été y passer les
vacances en famille. Il va arriver dans quelques jours : nous aurons la
discrétion et la prudence de déguerpir la veille.
Cher et providentiel Dr Crusoé ...
Peut-être lirez-vous ces lignes. Pardonnez-nous d’avoir violé votre propriété.
Mais il était si tentant votre appontement rustique, si séduisant votre
mobilier de primitif sous son parasol de verdure ... comment
résister ? Il y avait bien, évidemment, sur un vieux panneau de bois,
écrit à la craie, de votre main sans doute, « Camp privé », mais
quand on est à ce point décivilisé, on ne sait plus guère lire. Grâce à vous,
grâce à votre ingéniosité de campeur, nous avons trouvé à Port-Robinson un confort
appréciable, et nous vous en exprimons toute notre gratitude et espérons votre
indulgence.
Avertissement aux campeurs-canoéistes : Biscarrosse a,
comme Sanguinet, des jours « avec » et des jours « sans ».
Si vous ne voulez pas traverser l’étang pour rien, renseignez-vous sur les
jours favorables au ravitaillement.
Enfin, inexorable, le jour du départ est venu. Vent arrière,
nous piquons droit au sud. Un moment, nous nous arrêtons de pagayer et
regardons, immobiles, la plage, l’appontement et la dune où nous venons de
vivre de si beaux jours. Mon cœur se serre. Adieu, Robinson. Christiane éclate
en sanglots.
Nous longeons d’autres plages, toujours aussi belles et
aussi sauvages. Parfois, sous les grands pins, une maison de résiniers perdue
dans ces vastes solitudes. Nous passons la nuit dans une petite crique à l’abri
du vent. Le lendemain nous prenons la passe du courant de Sainte-Eulalie. Eau
profonde, ombrages, nénuphars ; c’est splendide. Mais ça ne dure pas.
Voici un barrage construit par les Allemands pour maintenir le niveau de
l’étang. Portage facile, mais ensuite, plus d’eau. On nous dit que le barrage
est fermé depuis huit jours, et partout les rochers d’alios émergent. On
distingue mal ces roches glissantes dans l’eau sombre. Nous nous blessons aux
jambes et « Pirate » reçoit des éraflures. Portages continuels et, à
mi-chemin, nous abandonnons. Sur une route proche, une charrette passe et
accepte de prendre notre matériel (Mickey est knock-out). Après le pont du
Gouvernement, nous reprenons le courant. Moins d’alios, mais beaucoup de troncs
d’arbres. Portages fréquents. La nuit tombe quand nous arrivons à l’étang
d’Aureilhan. Nous dressons la tente à côté d’un embarcadère. Près de nous, un
Belge campe avec sa voiture et son poste de radio. Fini le grand silence de nos
chères solitudes. La croisière landaise s’achève. Demain nous reprendrons le
car, et bientôt le joug de nos soucis quotidiens.
Mais nous ne revenons pas les mains vides. Nous emportons
précieusement une chaude et lumineuse moisson de souvenirs.
A. PIERRE.
(1) Voir Le Chasseur Français de mars 1949.
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