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Un mauvais pas

Pour les vacances de 19.., ma famille avait loué un chalet à Capbreton, sur la côte landaise. Mon père et moi goûtions cette villégiature où, sans attendre l’ouverture, nous trouvions prétexte à sortir le fusil pour une promenade le long de la plage, ou sur l’étang de Hossegor, à la poursuite de quelque gibier d’eau.

Il ne manquait d’ailleurs que ce gibier, puisqu’en été la côte landaise en est regrettablement dépourvue. Sur la grève de sables arides tombant en pente raide vers la mer océane, il n’y avait jamais rien que des culs-blancs (non pas le petit chevalier des étangs, totanus ochropus, simplement de ces traquets motteux gros comme une fauvette et qui font de si fines brochettes). Nous en ramenions plusieurs douzaines à chaque sortie. Ce n’est pas grand mérite d’assassiner avec un calibre 12 un de ces oisillons sautillant de motte en touffe, s’arrêtant pour hocher la queue et montrer son joli petit derrière blanc. C’est à peu près aussi sportif que de prendre une bombe atomique pour tirer le rossignol au posé.

Mais c’est bien bon ... au début, ces brochettes furent une révélation, ce petit bec-fin roulé dans une feuille de vigne et doré sur les braises est un délice ; chacun s’extasiait. Deux jours après, ce fut moins drôle. Au bout de quatre, tout le monde en eut assez de plumer, plumer et replumer encore. Joséphine, notre cordon bleu, parla de rendre son tablier, ma mère sentit passer le vent de la catastrophe et nous pria d’aller tuer autre chose que des culs-blancs ... quelque chose de plus avantageux à plumer.

Une autruche, par exemple. Nous ne risquions guère de la rencontrer sur les rives d’Hossegor, où nous allions pour varier nos plaisirs. L’étang, allongé dans un repli de la dune atlantique, entre les pignadas, était alors magnifique dans sa sauvagerie — bien massacrée à présent — mais, hors le temps des passages, ses grèves nues ne voyaient guère que de menus coureurs : petits chevaliers, pluviotes, et la troupe remuante des alouettes de mer, qui, elles aussi, donnaient bien de la plume pour un tout petit plat.

Nous partions de bon matin pour en faire le tour à la fraîche et nous arrêter vers le coup de neuf heures, sur le chemin du retour, à Chaclac, où nous avions découvert une aimable guinguette. En trois coups d’aviron, le patron — le père Lahourcade — allait nous sortir un casier de ces petites huîtres du cru, à quelques sous la douzaine, que l’on dégustait sous sa tonnelle, arrosées d’un vin des sables sans nom ni prétention, qui se tenait dans les mêmes prix et qui, dans ma mémoire, demeure un très grand vin.

Pourtant, ce beau lac marque un de mes pires souvenirs, où je faillis bien terminer ma carrière.

Un matin comme les autres, où la forêt chauffait sous le soleil dans une senteur de résine, où les cigales crissaient dans les pins, où, sous une brume de chaleur, Hossegor luisait ainsi qu’un plat d’étain. Au retour, je m’arrêterais chez Lahourcade devant trois douzaines de portugaises avec un coup de vin jaune. La vie est belle.

La seule différence avec les autres matins était qu’aujourd’hui je me trouvais seul avec les chiens, mon père ayant dû retourner à Montauban pour quelque service.

Jusqu’à la queue de l’étang, rien de sensationnel. Quelques chevaliers me montrant de loin leur cul blanc, puis décrivant au-dessus de l’eau, hors portée, un large demi-cercle pour venir se reposer cent mètres derrière moi en sifflant un ; « tûii ... huitt ... » de dérision. Quelques alouettes de mer, isolées, trottant menu en lisière de l’eau, jamais assez groupées pour valoir le coup de fusil. Deux huîtriers, se levant à distance, déployèrent le demi-deuil de leur manteau d’arlequin et s’en furent aussi vers les arrières. Rien qui changeât du traintrain habituel.

Enfin, un beau vol de petits pluviers à collier s’enleva des bancs de boue, fit deux ou trois virages sur l’aile, puis un demi-tour, et, rasant la vasière, me croisa bien à belle. J’étais jeune alors, avec le coup de fusil léger, je lâchai mes deux cartouches dans le volier — c’était stupide. Il resta sur la boue liquide une dizaine d’oiseaux, perdus d’avance.

— Apporte, Perdreau, apporte Kiss Me ! Apporte, mes beaux !

À quelques pieds du bord. Perdreau, un grand braque fauve, vieux routier du marais, sentit qu’il n’y avait pas à insister. Il revint au sec, s’assit et regarda le petit cocker Kiss Me s’agiter, déjà dans la bouillasse jusqu’aux dents. Lui aussi revint à la rive, chercha un autre endroit, essaya deux ou trois départs, car le rapport était sa passion, enfin ce petit enragé dut faire comme le vieux Perdreau, il renonça et resta à terre, jappant vers un des oiseaux qui boitillait sur la vase, l’aile pendante.

Je n’avais plus qu’à m’exécuter, car, d’abandonner mon gibier, à Dieu ne plaise ! Pourtant, j’étais prévenu de ce que ce fond d’étang, où le courant déposait son limon, n’était que traîtrise. Mais du diable si j’allais m’arrêter à de vains conseils de prudence ! Je tombai la veste, la cartouchière, et me lançai. J’allai un peu plus loin que Kiss Me, mais guère plus. J’avançais, la fange jusqu’aux genoux, quand, d’un coup, je sentis le fond se dérober. J’essayai de me retourner en vitesse, je manquai mon coup, le pied sur lequel je pivotais s’enfonça et je sentis que la boue commençait à me happer. J’eus un instant de folle angoisse — la seule fois de ma vie où je fus pris de terreur irraisonnée, celle de la bête affolée, — de toutes mes forces, je tentai d’arracher mes jambes à l’étau qui se refermait sur elles, j’enfonçai davantage. Cela dura quelques secondes, et je pus me ressaisir, commander à ma peur. Ensuite, l’habitude du marais, que dès mon enfance m’avait donnée mon père, fit le reste.

Doucement, très doucement, à petits coups, presque sans remuer, je parvins à pivoter et faire face à la rive. Déjà j’étais enlisé jusqu’aux cuisses. Plus doucement encore, je m’allongeai à plat ventre dans la vase, le fusil en travers de mes bras tendus, et me hâlai sur lui. J’avais gagné quelques centimètres, mes jambes remontaient un peu de cette gangue qui les enserrait. Je reportai encore mon fusil en avant et, de nouveau, me halai dessus. Pouce par pouce, je gagnai sans hâte, à travers cette bouillie qui pénétrait ma chemise, emplissait mes culottes. Le temps ne me durait pas, j’allais le menton au ras de la boue, évitant de lever la tête, je n’avais plus peur maintenant, j’avais trop à faire attention au moindre de mes gestes.

Enfin, mes doigts allongés saisirent les pointes aiguës de la première touffe de joncs marins, j’étais sauvé. Je sortis du bourbier sans hâte, sans rien compromettre. Mais alors, quand j’eus fait quelques pas, je dus m’asseoir au bord de la dune, mes jambes flageolaient sous moi.

Sur l’endroit d’où je venais de m’arracher, la teinte à peine changée d’une traînée de vase marquait le parcours d’où j’avais manqué ne pas revenir. Je portai les yeux plus loin, vers mes pluviers, les morts n’y étaient déjà plus, le gouffre les avait digérés, seul restait ce pauvre misérable qui clopinait, traînant son aile rompue.

Je me remis en route, fusil dans le dos, l’émotion m’avait creusé, j’avais hâte et je songeais aux huîtres de Lahourcade. Je n’en eus pas long à lui raconter :

— Eh bé ! au moins vous, pour un monsieur de la ville, vous pouvez croire que vous avez eu fière chandelle de vous lever de là, qu’à six brasses la perche ne trouve toujours que fond de vase ...

Je m’offris un bon bain — et cette fois sur fond de sable d’or — durant que la patronne rinçait chemise et culotte, puis, pendant que sa lessive séchait sur le fil, je m’endormis sur la grève, allongé au soleil, à la face de Dieu.

Lahourcade me réveilla :

— C’est fait, j’ai fini de donner un coup à votre fusil, la patronne a repassé vos frusques, il n’y a plus qu’à tirer le vin blanc pour arroser ça.

Le mieux est que, lorsque je revins au chalet, l’on m’y trouva si propre, si bien rincé que nul ne voulut m’en croire, et jamais ma pauvre mère ne réalisa qu’elle avait bien manqué, ce matin-là, ne plus jamais revoir son fils que vêtu d’un linceul de fange.

Albert GANEVAL.

Le Chasseur Français N°628 Juin 1949 Page 487