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La jalabre

Lagopède des naturalistes, ptarmigan en Écosse, tétras des neiges, perdrix blanche, voici bien, avec notre lièvre variable, un parfait représentant de cette faune hyperboréenne autrefois refoulée par les glaces quaternaires jusqu’aux massifs montagneux des Alpes et des Pyrénées, et qui reste encore de nos jours ignoré, ou tout au moins inconnu, de la plupart des chasseurs français.

Appelé « arbenne » dans certaines régions de la Savoie, (sans doute du latin albina), cet oiseau s’appelle jalabre en Dauphiné. Ce nom bizarre est certainement le diminutif immédiat du mot patois par lequel les paysans désignent le froid, le gel. Le terme doit être très ancien, car déjà, en 1754, Jean Brunet de l’Argentière, après avoir énuméré les divers gibiers qui vivaient dans le Briançonnais, écrivait ... « et les perdrix blanches que l’on trouve au sommet des montagnes et qui, à cause du froid continuel qui règne où elles vivent, sont appelées jalabres ».

Répandu dans toute la partie de l’Ancien et du Nouveau Continent, des Montagnes Rocheuses à l’Alaska, en passant par la Scandinavie et les plateaux du Thibet, le lagopède ne présente, en dehors de notre jalabre, qu’une seule variété qui ne s’en distingue que par une taille un peu plus forte, c’est le tétras des saules, tetrao salicilis.

Des trois tétras qui vivent dans les Alpes, la jalabre est certainement le plus abondant.

De la taille d’une perdrix rouge ordinaire, elle a le bec court, épais, fortement recourbé d’un noir brillant, l’œil est brun foncé et, comme chez tous les tétras, il est surmonté d’un cercle verruqueux rouge vif, plus grand chez le mâle et qui se gonfle au printemps comme une véritable crête : le mâle porte encore, et c’est son signe distinctif, une bande noire qui va du bec aux yeux et qu’il conserve même dans son plumage d’hiver. Les jambes sont très emplumées, jusqu’au bout des ongles, qui sont bleu foncé et sortent à peine d’un duvet très rude et épais, ce qui donne aux pieds une ressemblance avec ceux du lièvre, d’où le nom de lagopède (du grec lagos : lièvre et du latin pes, pedis : pied). Ce sont bien là de véritables raquettes naturelles dont est doté cet oiseau appelé à courir fréquemment sur la neige.

Mais, fait beaucoup plus remarquable encore et qui témoigne, de la prévoyante nature, un véritable souci tutélaire, la jalabre, selon la saison, revêt trois costumes différents, mimétisme parfait, qui harmonise son plumage avec la teinte du milieu où elle vit et lui permet davantage d’échapper aux ennemis qui la guettent sur un sol nu sans autres couverts que les blocs de pierre.

La jalabre, en effet, est sujette à trois mues : avril, août, octobre-novembre. Partie du blanc pur, bigarrée pendant l’été d’une teinte roux grisâtre lavée de noir profond, avec le ventre, l’abdomen et la couverture des ailes blanchâtres, parsemée de raies et de taches jaunâtres, cette livrée se modifie un peu chaque mois pour se confondre avec le sol selon qu’il se découvre et se recouvre à nouveau, pour aboutir à la livrée hivernale d’un blanc éclatant, comme celle de la neige qui, à ce moment, enveloppe toute la montagne.

Tout sort de l’ordinaire chez cet oiseau, et il n’est pas jusqu’à son cri étrange qui laisse étonné celui qui l’entend pour la première fois. Alpinus l’assimile au beuglement du taureau, mais il rappelle davantage le croassement d’une énorme grenouille et je ne saurais mieux le comparer qu’au grincement de ces treuils de bois placés à l’arrière des chars, quand les paysans assujettissent une charge de foin : krœ ... grœ ... e ...  ... Ce cri s’entend de fort loin. La jalabre le pousse quand elle découvre un danger, et c’est ainsi également qu’elle annonce l’approche de la pluie et de la neige. Elle le fait entendre parfois dans les nuits claires d’été, sans qu’on sache exactement pourquoi. Entendu dans le grand silence des solitudes alpestres, ce cri a quelque chose de saisissant. Je me souviens qu’un jour où je guettais le chamois sur une brèche escarpée près des sources du Guil de gros nuages d’un noir orageux envahirent brusquement les couloirs qui, sous mes pieds, dévalaient jusqu’aux gorges profondes du Pellice sur le versant italien. Près de moi, tout à coup, une jalabre se mit à beugler. En cet instant, et dans ce décor dantesque, ce croassement me laissa une impression sinistre que j’ai éprouvée quelquefois lorsque, dans les rochers envahis par le crépuscule, le grand duc lance son appel lugubre :

« Du gou ... du gou », évoquant la plainte lointaine d’un être humain en détresse.

Oiseau essentiellement alpin, la jalabre vit très haut dans la montagne. Ne la cherchez pas au-dessous de 2.000 mètres, mais à partir de 2.200 et 2.400, dans les pâturages supérieurs et jusqu’à la limite des grands champs des neiges éternelles. Par crainte de la chaleur et de la lumière trop vive, elle affectionne les versants nord, les petites estrades fleuries qui courent au flanc des grandes parois, les crêtes qui dominent les escarpements où elle aime à plonger : le voisinage des petits lacs élevés semble lui plaire particulièrement. Absente du Jura et des massifs subalpins du Vercors et de la Chartreuse, on la trouve en France sur toute la grande chaîne et ses ramifications, du Mont-Blanc aux Alpes-Maritimes, mais le Briançonnais et le Queyras sont pour elle terres d’élection.

À l’inverse des autres tétras, la jalabre ne disperse pas ses compagnies : au contraire, aux approches de la mauvaise saison, toutes les nichées d’un même canton se réunissent en bandes parfois considérables. J’en ai constaté deux exemples : l’un d’une soixantaine de têtes dans la combe de l’Opon au nord-est du Mont-Genèvre, l’autre de plus de cent individus au sud de Ceillac-en-Queyras, au-dessus du charmant lac de Sainte-Anne, que les glaciers de la Font-Sancte dominent de leurs 3.370 mètres.

Pour chasser la jalabre, la saison la plus favorable va du 15 septembre au 15 octobre. Le secours d’un chien est utile, mais non indispensable, car la curiosité naturelle de l’oiseau est le meilleur auxiliaire du chasseur. Quand vous apparaissez sur le nu, la jalabre s’agite, court, beugle : arrêtez-vous, laissez le calme revenir. L’œil et l’oreille vous auront indiqué la place où la compagnie s’est remisée dans les pierres, allez alors prudemment, les jalabres vous partiront littéralement dans les jambes.

J’ai vu peu de chasseurs se livrer à cette chasse d’une façon particulière, bien qu’elle soit toujours fructueuse. C’est que, pour atteindre la jalabre, il faut monter, grimper, et plus d’un jarret moyen recule devant l’effort à déployer. Le montagnard lui-même hésite à la tirer, car elle vit au contact des chamois, dont une fusillade déplacerait les hardes, et puis ... la neige vient vite au-dessus de 2.000. Peut-être aussi, la valeur culinaire de cet oiseau contribue-t-elle à décourager les entreprises timides et peu résolues : à tort mis en doute, il offre cependant un rôti délicieux, tant que les privations hivernales ne l’ont pas encore amaigri.

Et, pourtant, qui pourra dire assez les souvenirs que laissent à l’âme les splendeurs déployées là-haut par la majestueuse nature, le charme de ces heures passées sur les cimes dans un air vif, fleurant le génépi, entre le bleu du ciel et le bleu des petits lacs sertis d’émeraude ? Combien alors, dans cette inimitable liberté, sont oubliées et l’atmosphère empestée des villes, et les salles nauséabondes des cinémas, avec leurs spectacles décevants qui, pour la plupart, ne cultivent ni la vertu, ni la virilité des caractères !

EL CAZADOR.

Le Chasseur Français N°628 Juin 1949 Page 488