Lorsque, il y a quelques lustres, j’étais un jeune débutant
dans la pêche à la mouche, des confrères chevronnés m’avaient affirmé que je ne
reviendrais jamais bredouille, quand les truites moucheronnaient, quelle que
soit l’artificielle utilisée.
Et, ma foi, c’était exact, bien qu’à cette époque mes
talents halieutiques fussent réduits à des velléités de bien faire. Il est vrai
que la rivière était vive en truites et en tous poissons entomophages.
Cependant, un certain jour, alors que les éphémères, gracieux
voiliers en miniature, descendaient en grand nombre au fil de l’eau, je ne pris
aucun poisson, bien que, de tous côtés, les truites fissent des
« ronds ». Je les voyais monter franchement sur ma mouche, mais
jamais ma riposte n’arrivait à temps, je ferrais dans le vide.
J’étais absolument découragé et, tout en pestant
contre ma maladresse, je n’en considérais pas moins que cette aventure devait
cacher quelque mystère qui m’était inconnu.
L’ichtyologie est, en effet, une science bien complexe,
réduite, en bien des cas, à des hypothèses formulées d’après nos conceptions
humaines, mais n’ayant souvent avec la vérité que la valeur d’un jugement
incontrôlable.
Et je me disais : « Ordinairement, quand une
truite attaque ma mouche et que je la vois, je la prends et, aujourd’hui,
rien. »
Je fis part de ma déception à un vieux riverain, bon pêcheur
le jour, et non moins bon braconnier la nuit ; il se mit à rire et me
dit :
— Mon petit, elles tapaient à noyer. Et le voilà
m’expliquant, en son français pittoresque et imagé, qu’à certain moment de la
journée les truites s’amusaient à frapper de la queue les mouches en surface
pour le seul plaisir de les noyer. « Du casse-pipe », dirions-nous.
Et c’était bien ainsi que les choses se passaient !
Combien de fois, depuis, n’ai-je pas constaté cette bizarre manie qui pousse
nos belles mouchetées à frapper ces gracieux éphémères pour le seul plaisir de
les détruire : un gros remous et l’insecte reparaît, hors du tourbillon,
couché sur le côté, les ailes brisées.
J’ai assisté de tout près au jeu d’une grosse truite, de
plus d’une livre ; couché à plat ventre, près du bord, je l’ai vue, à 2 mètres,
se livrer à ses cruelles fantaisies : elle montait sur la mouche, la
suivait parfois, puis, se retournant brusquement, lui appliquait un violent
coup de queue ; elle redescendait ensuite à son poste, attendant le
passage d’une autre victime.
Comment expliquer ce fait autrement que par le jeu ? Ce
n’est pas une seule truite qui opère isolément : toutes celles de la
rivière, en chasse au même moment, agissent ainsi.
Mais nous savons que la gent aquatique obéit à des lois
communes, immuables et tyranniques, que nous ne connaissons pas (sur lesquelles
nous établissons des hypothèses, ainsi que je l’écrivais tout à l’heure) et qui
commandent les repas, les jeux, les migrations. C’est l’instinct, me
direz-vous ; mais un instinct dirigé et ordonné, puisqu’il déclenche des
réflexes collectifs et simultanés.
Ne cherchons pas à comprendre : enregistrons les faits
et essayons d’en profiter.
Lors de ces séances de massacre d’insectes, il arrive
cependant qu’on accroche une truite, jamais par la bouche, mais par la queue ou
par le ventre.
Cela vous fait sourire, n’est-ce pas ? Mais demandez
l’avis des vrais pêcheurs à la mouche sèche, en attendant d’avoir pu, par
l’expérience, vous faire une idée bien personnelle, laquelle sera, j’en suis
certain, en parfaite concordance avec la nôtre.
Lors du coup assené par la truite sur la mouche ou près
d’elle, un bouillonnement se produit à la surface de l’eau et vivement le
pêcheur a ferré. Si le choc a lieu non sur la mouche, mais sur le bas de ligne,
celui-ci s’incurve et la mouche, obligatoirement, racle la truite, grâce au
rapide ferrage.
Il y a de grandes chances pour que l’ardillon se fixe dans
les téguments solides de la région caudale.
Parfois même, la secousse a été assez forte pour que le bas
de ligne fasse presque le tour complet autour de la queue ou de la partie
inférieure du corps.
Dans ce cas, les chances d’accrochage sont encore accrues et
la capture plus certaine.
Alors, à en juger par le démarrage brutal et puissant du
poisson piqué, la réflexion est toujours la suivante : « Quel
morceau ! ! ! »
En effet, la truite fonce à toutes nageoires, avec toute sa
force, et une truitelle de 100 grammes vous donne l’impression d’une
grosse pièce. Elle n’est pas gênée par l’asphyxie, comme lorsqu’elle est
accrochée par la bouche, que la traction du bas de ligne maintient
ouverte ; elle cherche le fond, la pierre, la souche où se trouve son
repaire et, bien souvent, si le pêcheur est un novice, c’est la casse ...
et ses funestes conséquences.
La canne verticale, quelques centimètres de fil cédés si la
traction est vraiment excessive, du calme, surtout, sont à peu près les seuls
palliatifs qui pourront contrecarrer les efforts du poisson.
Je vais vous indiquer un moyen d’essayer de prendre une
truite qui « tape à noyer » ; je dis bien : d’essayer, car
le hasard joue ici un rôle primordial. C’est ainsi que j’opère, mais vous
pouvez être d’un avis différent.
Au lieu de laisser le bas de ligne bien tendu, comme il se
doit ordinairement, donnez du mou à la ligne, en baissant la main.
Le coup de la truite n’aura aucune peine à l’incurver, ce
qui ramènera la mouche au-dessus d’elle, en refermant l’angle d’autant plus que
le choc sera plus violent.
La partie du corps raclée par la mouche sera plus étendue et
aura plus de chances d’être accrochée.
Vous pourrez également pêcher avec deux ou trois mouches
sèches assez rapprochées sur le bas de ligne ; au cas où la truite
attaquerait la première mouche, les deux autres auraient plus de possibilités
de s’implanter au bon endroit.
J’ajoute que les mouches n’auront pas besoin d’être
semblables à la mouche d’éclosion, puisqu’elles ne s’adressent pas à une truite
qui chasse pour manger, mais à une bête qui tue par plaisir et sans
discernement. De grosses mouches sont à recommander, je veux dire montées sur
de gros hameçons, relativement.
N’allez pas en conclure que mon procédé est
infaillible ; tant s’en faut, mais, dans ce cas décevant, il est à peu
près le seul à sauver de la noire bredouille.
Il n’est rien de plus désagréable que de tomber sur une
journée de ce genre, lorsqu’on a effectué un long trajet, lequel de nos jours
se solde par de jolis billets bleus, pour venir prospecter une rivière à
truites.
Plutôt que d’abandonner la partie, il n’en coûte rien
d’essayer de tromper quand même nos adversaires et d’en amener quelques
spécimens au panier. Vous n’avez qu’à changer vos petits duns ou spinners
et les remplacer par de gros sedges, pour employer les termes anglais en
usage dans le vocabulaire des pêcheurs à la mouche.
Et si, tout de même, vous ne prenez rien, asseyez-vous et
fumez une bonne pipe en regardant travailler les truites.
Vous verrez soudain que le spectacle a changé, que,
maintenant, elles mangent, car rappelez-vous bien ceci : il y a toujours
un moment de la journée où la truite mord. « C’est la sortie »,
disent les vieux coureurs de rivières. Expression simpliste, mais reflétant
bien la pensée du pêcheur.
À vous de profiter, alors, de ce moment qui va durer dix
minutes, ou une heure, mais vous procurera un réel plaisir et, ce qui ne gâte
rien, de belles truites qui paraissaient imprenables il y a quelques instants.
C’est surtout le soir, vers le crépuscule, que vous pourrez
observer cet incompréhensible phénomène. Ne vous pressez pas, agissez sans
hâte, soyez précis et, à chaque lancer, vous aurez une belle touche et, si vous
êtes un bon pêcheur, une jolie pièce à cueillir à l’épuisette.
Marcel LAPOURRÉ.
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