Le professeur Leger, de la Faculté des Sciences de Grenoble,
est mort le 7 juillet 1948. C’est une très grande perte pour la
pisciculture française, à laquelle il a fait faire tant de progrès. Je
rappellerai simplement ses livres sur la faune des cours d’eau à truites, sur
les algues, sur la pisciculture fermière.
La partie la moins originale de son œuvre n’est point celle
dans laquelle il a tenté — et réussi — d’estimer la richesse en
poissons de nos eaux si diverses, c’est-à-dire la capacité biogénique de ces
eaux.
La capacité biogénique d’une eau est l’ensemble des facteurs
(et notamment du facteur nourriture naturelle) susceptible de produire et de
conserver la vie des poissons dans cette eau.
Il est évident qu’un poisson mis dans une eau stérilisée ne
trouve rien à manger et ne peut que dépérir, de même qu’un herbivore dans un
désert de sable. En d’autres termes, la formule eau = poisson est
fausse ; seule est exacte la formule eau + nourriture = poisson.
Cela semble une vérité de La Palice, et pourtant combien
de pêcheurs, combien de sociétés de pêche déversent dans leur lot de pêche des
alevins sans s’inquiéter de ce qu’ils trouvent à manger ? La nourriture
des poissons provient de la flore aquatique, de la petite faune aquatique et
des rives.
Les rives fournissent à la rivière la nourriture dite
« exogène », c’est-à-dire extérieure : ce sont les insectes
terrestres (sauterelles, doryphores) et leurs larves qui tombent à l’eau, les
vers entraînés lors des pluies.
La flore aquatique est nourriture directe pour les poissons
brouteurs tels que la tanche, le gardon, et nourriture indirecte le plus
souvent, car elle abrite et sustente une foule d’organismes (mollusques, larves
d’insectes, etc.), qui servent de nourriture au poisson.
Enfin la faune aquatique est le principal aliment du
poisson. Cette faune se compose surtout de larves d’insectes (éphémères,
phryganes, diptères, etc.), de mollusques (limnée, bithynie, ancycle), de
crustacés (gammarus), etc. ...
Il est facile, pour des spécialistes, en examinant le fond
d’une rivière et en faisant l’inventaire de la faune et de la flore piscicoles,
en estimant sa densité, en examinant le fond, les rives, l’allure du courant,
de voir si cette rivière, au point considéré, renferme peu ou beaucoup de
nourriture pour les poissons et, par conséquent — si des facteurs
extérieurs tels qu’excès de braconnage ou pollutions ne jouent pas — si
cette rivière est riche en poissons ou non.
C’est le professeur Leger qui, le premier, a établi des
règles simples basées sur l’inventaire de la petite faune et de la flore
aquatiques permettant de classer une rivière dans une des dix catégories de
richesse biogénique, d’après l’ensemble des facteurs de nourriture qu’elle
présente.
De 1 à 3 sont cotées les eaux pauvres ; de 4 à 6, les
eaux moyennes ; de 7 à 9, les eaux riches, les eaux très riches obtenant
la cote 10 quand tout concourt à donner à la faune et à la flore leur
expression maximum.
Avec un peu d’habitude, un pêcheur un peu versé dans les
sciences naturelles arrive assez vite à donner à un tronçon de rivière une cote
de capacité biogénique B comprise entre 1 et 10.
Si L est la largeur de la rivière et B la capacité
biogénique, le rendement en kilogrammes de poissons, c’est-à-dire la quantité
de poissons produite chaque année et qu’on peut chaque année enlever sans
diminuer le cheptel et le rendement des années ultérieures, est, par kilomètre
de rivière, donné par la formule :
K = B L pour les rivières à salmonidés, K = 2 B L
pour les rivières à cyprinidés dont la productivité est plus forte.
C’est ainsi qu’une rivière à truites de Normandie de 10 mètres
de large, du type dit « Chalkstream » à belle végétation herbeuse et
copieuse petite faune d’éphémères, de trichoptères, de gammares et de
mollusques, de capacité biogénique B égale à 10, pourra produire
normalement chaque année, par longueur de 1 kilomètre, 100 kilogrammes
de truites.
En revanche, un torrent des Alpes ou des Pyrénées de même
largeur, coulant sur fond caillouteux, pauvre, sans végétation, n’ayant dans sa
petite faune que quelques planaires, quelques phryganes à fourreau de pierre,
quelques ecdyures et épéores, de capacité biogénique égale à 3, ne pourra
donner aux pêcheurs que 30 kilogrammes de truites par kilomètre de cours.
Une belle rivière à cyprins (gardons, brèmes, carpes,
tanches et brochets) de 10 mètres de large sera susceptible d’avoir un
rendement maximum de 200 kilogrammes de poisson par kilomètre de rivière.
D’autre part, le professeur Leger a donné une formule de
repeuplement rationnel des cours d’eau à truites, adaptant à la capacité
biogénique le nombre d’alevins à déverser par kilomètre de rivière.
Cette formule est la suivante : N = 20 B L,
où :
N représente le nombre d’alevins de truite de 5 à 6 mois ;
B, la capacité biogénique ;
L, la largeur.
De cette formule on peut déduire qu’une rivière à truite de
10 mètres de large, de capacité biogénique moyenne égale à 6, ne doit
pas recevoir chaque année plus de 600 alevins de truite de six mois au
kilomètre, car elle ne sera pas capable d’en nourrir plus.
L’on voit de suite l’intérêt des formules de Leger, tant
pour le pisciculteur qui veut repeupler une rivière que pour le président de
société de pêche qui veut éviter les pêches abusives de son lot, et pour
l’expert chargé par le tribunal d’estimer les dégâts causés dans une rivière
par un industriel pollueur.
DE LAPRADE.
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