Accueil  > Années 1948 et 1949  > N°628 Juin 1949  > Page 517 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

Chronique financière

L’industrialisation de l’Afrique

La lecture des journaux africains d’annonces légales est, depuis plusieurs mois, des plus instructive. Presque à chaque numéro, on y peut noter la création de nouvelles sociétés industrielles, souvent à capital important, et à objets aussi variés qu’étendus. Car il ne s’agit plus du vieux type de la société coloniale d’autrefois, dont le but était surtout de drainer des matières premières pour la Métropole, mais bien d’implantations industrielles n’ayant plus de colonial que l’emplacement.

Certes, assez souvent nous nous trouvons en face d’entreprises industrielles créées pour traiter directement sur place les matières premières du lieu. Mais, plus souvent encore, nous enregistrons des créations industrielles n’ayant plus aucun rapport avec les matières premières du pays ; il s’agit alors simplement de satisfaire sur place les besoins locaux. Avec — c’est souvent le cas, si l’on en juge par l’importance des capitaux mis en œuvre — l’espoir de pouvoir un jour exporter. Quelles sont les raisons de cet essor industriel ! Et quelles peuvent en être les conséquences ?

Les raisons de ces implantations industrielles sont multiples. Des raisons purement économiques et logiques : il est anormal d’envoyer des matières pondéreuses en France, s’il est possible de les traiter sur place. On y gagne et une économie de transports, et une économie de main-d’œuvre, donc prix de revient abaissés. Des raisons politico-stratégiques : l’on a beaucoup parlé du « repli stratégique » en Afrique du Nord pour le cas où les affaires tourneraient mal en Europe. Un tel repli n’est concevable que si l’industrie ayant rapport à la guerre y participe aussi. Des raisons financières : à tort ou à raison, les monnaies coloniales passent aujourd’hui pour être plus solides que notre franc métropolitain, ainsi que les transferts de capitaux vers le Maroc l’ont récemment illustré lors de la dernière dévaluation. Des raisons fiscales : les prélèvements de l’État y sont moins lourds, on y peut donc risquer avec plus d’espoir de bénéfice substantiel. Des raisons sociales : salaires moindres pour des raisons permanentes de genre de vie résultant du climat, charges sociales sur la production quasi inexistantes, alors qu’en France elles atteignent aujourd’hui plus de 45 p. 100 des salaires payés, toutes données qui font que les prix de revient ressortent bien meilleur marché que dans la Métropole, même en tenant compte du moindre rendement du travailleur indigène.

Les conséquences de cet état de choses peuvent être multiples. L’Angleterre, qui nous a précédés depuis longtemps dans cette voie, peut nous servir de guide. Financièrement cela peut être une excellente affaire. Nos entreprises industrielles, de plus en plus incapables de tourner normalement en France, du fait de la fiscalité et de la parafiscalité sociale, y trouveraient une sorte de rajeunissement et de nouvelles possibilités. Socialement, il y aurait du bon et du mauvais. En bon, les travailleurs coloniaux ou indigènes, en particulier les Nord-Africains, n’auraient plus besoin de venir travailler en France, et cela dans les conditions actuelles dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles constituent un danger permanent et pour ces malheureux et pour nous-mêmes. Mais nous subirions aussi le même choc en retour qu’a connu l’Angleterre ces dernières années : matières premières travaillées sur place au lieu de l’être en France, et lieux de production coloniaux vendeurs de produits finis au lieu d’acheteurs comme avant. Donc perspectives de contraction économique métropolitaine, tout au moins ultérieurement.

L’épargne est particulièrement intéressée aux données financières et fiscales. Donc, dans l’ensemble, ce transfert d’activité industrielle lui serait plutôt favorable. Aussi, conseillerions-nous à l’épargnant à la recherche d’arbitrages avantageux de valeurs de donner une place de choix aux affaires industrielles françaises intéressées aux choses d’Afrique, soit directement, soit par filiales locales.

Non pas que la situation en Afrique y soit pour le mieux dans le meilleur des mondes. Non, il s’en faut, et même de beaucoup. Il ne faut pas minimiser l’importance des courants nationalistes et religieux qui secouent notre Afrique du Nord, héritière d’une magnifique civilisation ; ce que nous avons un peu trop tendance à oublier. Il ne faut pas non plus sous-estimer les dangers actuels de la situation politico-sociale en Afrique Noire, où depuis quelques années des responsables (quelque peu irresponsables en l’occurrence) ont, par fanatisme philosophique, semé un peu partout des matières explosives, dont les accidents récents de la Côte-d’ Ivoire et de la Haute-Volta constituent des symptômes inquiétants. La « grande aventure sentimentale » en matière coloniale, imposée à la Libération par certains idéologues, s’est, comme il était facile de le prévoir, tristement transformée en aventure tout court ... Il ne faut pas non plus perdre de vue, ce qui est moins connu, les agissements de certaines nations amies désireuses de redorer en Afrique leur blason sérieusement terni ailleurs, même au besoin à nos dépens ... non, tout en Afrique n’est pas exempt d’aléas ni de risques. Mais il n’en reste pas moins qu’à risques sans doute inférieurs à ceux rencontrés ailleurs c’est encore là qu’il y a pour l’épargne le plus de chances de prospérité à courte échéance.

Toute l’Afrique est en plein boom. Partout les entreprises industrielles surgissent, non seulement en Afrique du Sud et au Maroc, mais en pleine Afrique noire, dans des lieux encore inconnus il y a un demi-siècle. Politique stratégique en grande partie, c’est certain, mais aussi politique née d’un besoin permanent et durable, le développement de l’Afrique, ou Eurafrique, étant pour notre vieille Europe occidentale le seul moyen de se survivre économiquement et, par suite, politiquement, comme nous l’avons récemment exposé dans notre article sur l’Eurafrique.

Contrairement à ce que pensent beaucoup, le plan Marshall est incapable de sauver l’Europe : il peut tout au plus nous aider à traverser une passe difficile. C’est déjà beaucoup, et l’on ne sera jamais trop reconnaissants aux Américains de leur geste. Mais nous ne pouvons indéfiniment vivre de la charité d’autrui. Et comme le nouveau monde en gestation se bouche de plus en plus aux productions européennes, nous n’avons plus qu’un seul exutoire possible : l’Afrique.

Marcel LAMBERT.

Le Chasseur Français N°628 Juin 1949 Page 517