La lecture des journaux africains d’annonces légales est,
depuis plusieurs mois, des plus instructive. Presque à chaque numéro, on y peut
noter la création de nouvelles sociétés industrielles, souvent à capital
important, et à objets aussi variés qu’étendus. Car il ne s’agit plus du vieux
type de la société coloniale d’autrefois, dont le but était surtout de drainer
des matières premières pour la Métropole, mais bien d’implantations
industrielles n’ayant plus de colonial que l’emplacement.
Certes, assez souvent nous nous trouvons en face
d’entreprises industrielles créées pour traiter directement sur place les
matières premières du lieu. Mais, plus souvent encore, nous enregistrons des
créations industrielles n’ayant plus aucun rapport avec les matières premières
du pays ; il s’agit alors simplement de satisfaire sur place les besoins
locaux. Avec — c’est souvent le cas, si l’on en juge par l’importance des
capitaux mis en œuvre — l’espoir de pouvoir un jour exporter. Quelles sont
les raisons de cet essor industriel ! Et quelles peuvent en être les
conséquences ?
Les raisons de ces implantations industrielles sont
multiples. Des raisons purement économiques et logiques : il est anormal
d’envoyer des matières pondéreuses en France, s’il est possible de les traiter
sur place. On y gagne et une économie de transports, et une économie de
main-d’œuvre, donc prix de revient abaissés. Des raisons
politico-stratégiques : l’on a beaucoup parlé du « repli
stratégique » en Afrique du Nord pour le cas où les affaires tourneraient
mal en Europe. Un tel repli n’est concevable que si l’industrie ayant rapport à
la guerre y participe aussi. Des raisons financières : à tort ou à raison,
les monnaies coloniales passent aujourd’hui pour être plus solides que notre
franc métropolitain, ainsi que les transferts de capitaux vers le Maroc l’ont
récemment illustré lors de la dernière dévaluation. Des raisons fiscales :
les prélèvements de l’État y sont moins lourds, on y peut donc risquer avec
plus d’espoir de bénéfice substantiel. Des raisons sociales : salaires
moindres pour des raisons permanentes de genre de vie résultant du climat,
charges sociales sur la production quasi inexistantes, alors qu’en France elles
atteignent aujourd’hui plus de 45 p. 100 des salaires payés, toutes données
qui font que les prix de revient ressortent bien meilleur marché que dans la
Métropole, même en tenant compte du moindre rendement du travailleur indigène.
Les conséquences de cet état de choses peuvent être
multiples. L’Angleterre, qui nous a précédés depuis longtemps dans cette voie,
peut nous servir de guide. Financièrement cela peut être une excellente
affaire. Nos entreprises industrielles, de plus en plus incapables de tourner
normalement en France, du fait de la fiscalité et de la parafiscalité sociale,
y trouveraient une sorte de rajeunissement et de nouvelles possibilités.
Socialement, il y aurait du bon et du mauvais. En bon, les travailleurs
coloniaux ou indigènes, en particulier les Nord-Africains, n’auraient plus
besoin de venir travailler en France, et cela dans les conditions actuelles
dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles constituent un danger permanent
et pour ces malheureux et pour nous-mêmes. Mais nous subirions aussi le même
choc en retour qu’a connu l’Angleterre ces dernières années : matières
premières travaillées sur place au lieu de l’être en France, et lieux de
production coloniaux vendeurs de produits finis au lieu d’acheteurs comme
avant. Donc perspectives de contraction économique métropolitaine, tout au
moins ultérieurement.
L’épargne est particulièrement intéressée aux données
financières et fiscales. Donc, dans l’ensemble, ce transfert d’activité
industrielle lui serait plutôt favorable. Aussi, conseillerions-nous à
l’épargnant à la recherche d’arbitrages avantageux de valeurs de donner une
place de choix aux affaires industrielles françaises intéressées aux choses
d’Afrique, soit directement, soit par filiales locales.
Non pas que la situation en Afrique y soit pour le mieux
dans le meilleur des mondes. Non, il s’en faut, et même de beaucoup. Il ne faut
pas minimiser l’importance des courants nationalistes et religieux qui secouent
notre Afrique du Nord, héritière d’une magnifique civilisation ; ce que
nous avons un peu trop tendance à oublier. Il ne faut pas non plus sous-estimer
les dangers actuels de la situation politico-sociale en Afrique Noire, où
depuis quelques années des responsables (quelque peu irresponsables en
l’occurrence) ont, par fanatisme philosophique, semé un peu partout des
matières explosives, dont les accidents récents de la Côte-d’ Ivoire et de la
Haute-Volta constituent des symptômes inquiétants. La « grande aventure
sentimentale » en matière coloniale, imposée à la Libération par certains
idéologues, s’est, comme il était facile de le prévoir, tristement transformée
en aventure tout court ... Il ne faut pas non plus perdre de vue, ce qui
est moins connu, les agissements de certaines nations amies désireuses de
redorer en Afrique leur blason sérieusement terni ailleurs, même au besoin à
nos dépens ... non, tout en Afrique n’est pas exempt d’aléas ni de
risques. Mais il n’en reste pas moins qu’à risques sans doute inférieurs à ceux
rencontrés ailleurs c’est encore là qu’il y a pour l’épargne le plus de chances
de prospérité à courte échéance.
Toute l’Afrique est en plein boom. Partout les entreprises
industrielles surgissent, non seulement en Afrique du Sud et au Maroc, mais en
pleine Afrique noire, dans des lieux encore inconnus il y a un demi-siècle.
Politique stratégique en grande partie, c’est certain, mais aussi politique née
d’un besoin permanent et durable, le développement de l’Afrique, ou Eurafrique,
étant pour notre vieille Europe occidentale le seul moyen de se survivre
économiquement et, par suite, politiquement, comme nous l’avons récemment
exposé dans notre article sur l’Eurafrique.
Contrairement à ce que pensent beaucoup, le plan Marshall
est incapable de sauver l’Europe : il peut tout au plus nous aider à
traverser une passe difficile. C’est déjà beaucoup, et l’on ne sera jamais trop
reconnaissants aux Américains de leur geste. Mais nous ne pouvons indéfiniment
vivre de la charité d’autrui. Et comme le nouveau monde en gestation se bouche
de plus en plus aux productions européennes, nous n’avons plus qu’un seul
exutoire possible : l’Afrique.
Marcel LAMBERT.
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