Accueil  > Années 1948 et 1949  > N°628 Juin 1949  > Page 524 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

Cuirassé atomique …
ou paquebot atomique ?

Depuis cinq ou six ans que les savants ont réussi à désintégrer massivement l’uranium et le plutonium, grâce au phénomène de la « fission en chaîne », une arme terrifiante a été mise à la disposition des hommes. Mais de grands espoirs pacifiques se sont donné en même temps libre carrière. Songeons qu’un seul gramme de matière « fissible » fournit la même quantité d’énergie que 2.700 kilogrammes de charbon ou que 2 tonnes de pétrole ! ... De tels chiffres ne font-ils pas rêver à une libération de l’humanité, enfin affranchie de l’antique esclavage du travail corporel ?

La pile atomique, chaudière gratuite.

— Mais attention ! L’atome est explosif, personne ne l’ignore : le problème consiste à obtenir le dégagement d’énergie, non plus en un millième de seconde, comme à Bikini, ou Hiroshima, mais progressivement, comme dans un moteur d’automobile ou, plus exactement, dans une lampe à souder.

La solution a été apportée par la pile atomique, ce puissant instrument scientifique industriel que les Anglo-Saxons appellent « réacteur nucléaire ». Un échantillon sympathique, mais de très faible puissance, la fameuse « ZOE » vient d’être installé en France au Fort de Châtillon.

Constituée par des masses d’uranium ou de plutonium, séparées par du graphite ou de l’eau lourde et qui se bombardent mutuellement à coups de neutrons, la pile est essentiellement une source de chaleur ... N’allons pas trop vite : il n’est pas encore question d’éteindre nos fourneaux et de remplacer nos radiateurs par des piles assagies ! Mais les grandes piles que l’on sait actuellement construire conviennent parfaitement pour des réalisations industrielles, notamment la propulsion des navires ...

Et c’est ainsi que le gouvernement fédéral américain vient de confier à la Westinghouse Cy la construction de la première machinerie atomique, destinée à un navire de guerre.

Une dangereuse machine.

— Dans cette installation d’un type nouveau, la chaudière sera remplacée par une pile atomique. De l’eau pure, refoulée par des pompes, viendra passer dans des serpentins logés à l’intérieur de la pile, où elle se vaporisera. Cette vapeur fera tourner des turbines entraînant les hélices du bateau.

Pour éviter toute catastrophe, des freins à neutrons automatiques interviendront, sous la forme de lames de cadmium ou d’acier au bore, introduites, par des ouvertures, à l’intérieur de la pile, grâce à des thermomètres-robots.

On a songé, également, à utiliser, au lieu d’eau, du mercure, dont la vapeur à 900° ferait tourner les turbines, avec un excellent rendement. En se liquéfiant dans un condenseur intermédiaire à 400 ou 500°, le mercure provoquerait la vaporisation d’eau, permettant de faire tourner une seconde série de turbines.

Alerte ... panne atomique !

— Tout n’est malheureusement pas que roses dans ces innovations audacieuses. Il ne faut pas oublier que l’énergie atomique est extrêmement dangereuse pour les êtres vivants ; la pile projette des radiations corpusculaires dangereuses, principalement formées de neutrons, qui traversent les parois d’acier des appareils et viennent tuer les êtres vivants situés dans le voisinage par destruction des globules rouges du sang.

Une « protection » imposante est donc nécessaire. Au Fort de Châtillon, un énorme cube de ciment a dû être construit autour de la chétive ZOE. Pour une machinerie de 150.000 CV, normale à bord d’un cuirassé, il faut compter sur 800 tonnes d’acier et de béton rien qu’autour de la pile. Des écrans supplémentaires seront également nécessaires autour des échangeurs de température et des turbines.

La situation deviendra catastrophique en cas de panne, aucun travail d’entretien, aucune réparation n’étant possibles à la mer. Toutes les parties de la machinerie atomique, longuement soumises au bombardement par neutrons, seront radio-actives. Personne ne pourra pénétrer dans ces locaux, plus périlleux qu’un four à haute température ; il faudra ramener le navire au port et attendre plusieurs mois, avant que les ouvriers puissent pénétrer dans les compartiments.

Si la technique réussit à surmonter ces difficultés — et la technique va vite aujourd’hui ! — la propulsion atomique apportera à la navigation, commerciale et militaire, de gigantesques avantages. Les navires deviendront absolument indépendants, circulant pendant deux ans et davantage sans se ravitailler. L’emplacement des soutes à combustible deviendra disponible pour l’armement ou le fret ; d’incroyables vitesses seront réalisées et des sous-marins géants pourront circuler indéfiniment dans les abîmes, réalisant le grand rêve du capitaine Nemo !

Pierre DEVAUX.

Le Chasseur Français N°628 Juin 1949 Page 524