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Notes de voyage

D’un hémisphère à l’autre

Peut-être se trouvera-t-il parmi les lecteurs du Chasseur Français, sinon un ancien membre de l’équipage ou un ex passager du voyage relaté, du moins un navigateur ayant fréquenté les mers australes et bourlingué sur un voilier dans les parages de la Tasmanie. Dans ce dernier cas seulement, il est à présumer qu’il aura pu participer à des chasses identiques à celles où nous amène ça récit.

C’est donc sur le Polynésien, paquebot de la Compagnie des Messageries maritimes, qu’un jour de septembre 19.. j’embarquais à Marseille en route vers l’Australie et la Calédonie, via canal de Suez. Après escales à Port-Saïd-Suez-Aden-Bombay et Colombo, après une navigation, passé ce dernier port, de onze jours sans apercevoir aucune terre, sauf, à bâbord, l’île des Cocotiers perdue dans le lointain et le passage de l’Équateur, le navire, dans les premiers jours de novembre, parvenait à Freemantle, port australien de la côte ouest desservant la ville de Perth. Quelques heures de mouillage pour permettre à la douane d’opérer à bord et nous filions vers le sud pour doubler le cap Leeuwin et prendre ensuite la direction d’Adélaïde. Dès ce moment, nous roulions bord sur bord, dans une mer démontée, tourmentée, sous un plafond bas de nuages d’une grisaille uniforme.

La nuit qui suivit le passage du cap, vers une heure du matin, alors que tout était silencieux sur le navire et que, seul, le ronronnement des machines se répercutait dans les coursives, un choc violent, semblable à celui produit par le frottement de la quille sur un récif, jeta tout le monde à bas de sa couchette. J’allai aux nouvelles. L’arbre de couche, qui avait souffert jadis lors d’un échouement aux Pierres Plates, près de Marseille, venait de se rompre, provoquant ainsi, avec la marche folle des machines, l’arrêt complet de l’hélice.

Nous étions immobilisés en pleine mer, roulant sans répit, au gré des flots, dans la partie de la mer du Sud dénommée archipel de la Recherche. Au petit jour, le commandant fit mettre les signaux de détresse en haut du grand mât et dresser les voiles, afin d’essayer de maintenir son navire dans la route suivie ordinairement par les paquebots. Son but était évidemment de demander de l’aide et la remorque pour rallier le port le plus proche. Malheureusement, la tempête qui soufflait avec violence eut beau jeu d’emporter des voiles usées, rongées par l’air salin avant d’avoir jamais servi, et bientôt leurs débris couvrirent le pont du Polynésien. Sans hélice et sans voiles, à la merci des flots qui nous déplaçaient selon leurs caprices, il nous fallait maintenant guetter le navire sauveur.

C’est dans cette période d’attente que je pensais utiliser mes loisirs forcés en prenant des « albatros ». Ces oiseaux volaient en grand nombre à quelques encablures du paquebot. Gris et blancs, couleurs alternant parfois avec le noir, ces admirables planeurs utilisaient les courants aériens, montaient, descendaient avec lenteur pour se poser au loin sur la crête d’une vague.

Sur les conseils du maître d’équipage, et par son entremise, je me munis d’un hameçon, le plus gros que je trouvai à bord, et y adaptai l’extrémité d’un filin de chanvre ou merlin suffisamment résistant, long d’une centaine de mètres environ. Le hameçon noyé dans un morceau de lard ou de viande et cet appât accompagné d’une petite plaque de liège pour le maintenir sur l’eau, je jetais le tout à la mer de l’arrière du navire, près de l’étambot, où j’avais pris position. Les courants emportaient ainsi au loin mon flotteur et, à mesure qu’il s’éloignait, je déroulais de plus en plus la corde.

Rien n’échappe à la vue des albatros, aussi j’assistai bientôt à des descentes en vol plané et à des amerrissages impeccables. C’était à qui nagerait et approcherait le plus rapidement de mon appât. Bientôt, l’un d’eux le happait, à en juger par la tension subie par mon filin. Le bras tendu aussi loin que possible, je ramenai vivement ce dernier en arrière. L’albatros était pris. La secousse imprimée au filin avait engagé l’hameçon dans la courbure du bec de l’oiseau. Déployant ses ailes, se débattant sur les vagues, celui-ci opposait alors la plus vive résistance à son tirage vers le navire. Doucement, fermement, je halais l’oiseau jusqu’à ce qu’il arrive à ma hauteur et, aidé d’un matelot, je le hissais à bord. Nous n’étions pas trop de deux pour maîtriser cet animal et lui enlever l’hameçon. Bec et ongles s’en donnaient volontiers pour arriver à nous fausser compagnie et reprendre sa liberté.

D’un poids d’une dizaine de kilos et d’une envergure de 3m,50 environ, l’albatros, si la mer est son élément et s’il aime évoluer au milieu des vents et tempêtes, n’a pas une prédilection marquée pour le pont d’un navire soumis aux tangage et roulis, à en juger par tous les secrets de son estomac dévoilés sans vergogne, à croire que, marin par excellence, il soit quand même sujet au mal de mer. Aussitôt lâché et dégagé de toute entrave, impossible pour lui de reprendre son vol, il est rivé désormais au plancher, tant que les lames ne le reprendront pas pour lui permettre, du haut de leurs crêtes, d’étendre les ailes et d’être emporté par un courant aérien ascendant.

Je capturai ainsi une demi-douzaine d’albatros qui formèrent bientôt sur le pont un groupe compact et dont nul ne s’approchait, de crainte d’être happé par leur bec puissant et crochu.

La chasse de ces oiseaux étant interdite par le gouvernement australien et, suivant toutes probabilités, le Polynésien, une fois secouru, devant rallier le port le plus proche de la côte, donc soumis à la surveillance des autorités locales, je dus rendre à certains la liberté après avoir, au préalable, et aidé par l’équipage, enlevé du ventre de ces animaux le duvet fin et soyeux destiné à confectionner édredons et oreillers. Les rares victimes y laissèrent aussi les ailes pour fournir des porte-cigarettes et leurs pattes palmées pour, une fois évidées, servir de blagues à tabac. À noter que la chair de ces oiseaux est huileuse et non comestible.

Ces occupations finissaient quand, après maintes péripéties et trois jours de détresse dans les mers australes, un navire anglais, l’Essex, prenait le Polynésien en remorque pour le conduire à Albany, petit port le plus voisin.

Après transbordement des passagers sur les navires australiens côtiers Dimoonba et Kanona, après un séjour d’un mois environ dans ce lieu de refuge pour permettre les réparations les plus urgentes à la machine, nous reprenions la mer et filions à vitesse réduite sur Adélaïde et Melbourne et, par le détroit de Bass, séparant l’Australie de la Tasmanie, sur Sydney.

Jean CHARROPPIN.

Le Chasseur Français N°628 Juin 1949 Page 526