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Allons-nous vers
la caporalisation de la chasse ?

La question de l’organisation de la chasse en France est, depuis quelque temps, à l’ordre du jour. L’augmentation impressionnante du nombre des chasseurs depuis une vingtaine d’années, allant de pair avec une diminution sensible du gibier sédentaire, pose en effet un problème que les Pouvoirs publics ont la prétention de résoudre. Si la solution en était aisée, elle serait sans doute déjà trouvée. Si l’on cherchait à la résoudre sans considérations politiques et du seul point de vue de l’intérêt des chasseurs, peut-être, en laissant ces derniers chercher la solution eux-mêmes, selon les particularités de leur région, trouveraient-ils sinon la solution, du moins un compromis leur permettant de sauver avant tout la raison d’être de leur passion : la libre conception de l’exercice de la chasse.

Car cette conception diffère essentiellement du Nord au Sud de la France. On peut grossièrement diviser le pays en deux vastes régions. Dans la partie Sud, le gibier a toujours été considéré jusqu’ici comme res nullius, c’est-à-dire appartenant au chasseur qui le tue. Très généralement, les propriétaires terriens, acceptant cette notion, laissent la chasse libre à tout chasseur, et les écriteaux « Défense de chasser » apposés au coin de quelques vignes n’ont d’autre but que d’assurer le respect des récoltes, la tranquillité du propriétaire ou d’embêter certaines catégories de chasseurs. Si quelques gros propriétaires se réservent entièrement le droit de chasse sur leur domaine, sans d’ailleurs le faire garder la plupart du temps, c’est pour y convier des amis s’il leur plaît de le faire. Cette conception répond absolument à la notion de chasse dans ces régions. Du Sud-Ouest en Provence, tout chasseur a toujours entendu siffler son chien et prendre son fusil quand il a le loisir de le faire et quand le temps l’y invite, pour aller chasser où il lui plaît ; l’été, quand les jours sont encore longs, il va, selon ses goûts, après son travail, tirer deux ou trois cailles dans les chaumes ou un lapin sur les coteaux. Le dimanche, ou le jour de repos, on se réunit à deux ou trois amis pour faire une partie tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, ou ailleurs. Rien ne grise autant le chasseur méridional que les changements d’horizons, qu’il croit toujours plus riches de promesses que l’horizon borné qui l’emprisonne tous les jours, et le gibier tué en un terroir lointain, ou simplement nouveau, a pour lui plus de prix, même s’il est plus rare que celui qui est devant sa maison. L’hiver, il aime aller au bois affûter les palombes, chercher une bécasse ou écouter la voix des chiens courants. Y a-t-il une vague de froid ? Le voici qui descend du coteau pour essayer de tirer un canard au bord de la rivière. Les chasseurs girondins, charentais ou landais entendaient, jusqu’ici, chasser la bécassine ou autres migrateurs aux endroits de leur choix, les jours propices aux passages.

Tous ces chasseurs possédaient le vrai sens de la chasse, dont l’expression est la recherche d’un gibier sauvage où il se trouve, quand il s’y trouve ou que le temps en est propice, quand on le peut ou qu’on en a le goût. Cette expression ne s’accommode pas des frontières artificielles d’un domaine, d’une commune et d’un horaire imposé à l’avance. Anarchie ? dites-vous ; mais non ! Simple définition de l’action de chasser au sens exact et naturel. Il est d’ailleurs paradoxal de constater que cet état, taxé par certains d’anarchique, s’accommodait fort bien de la notion, dite « bourgeoise », de la propriété, au moment même où celle-ci atteignait l’apogée de son épanouissement, et qu’il tend à devenir anachronique au fur et à mesure que s’amenuise et évolue cette notion de la propriété.

Dans la partie Nord du pays, depuis longtemps Solognots, Normands, Picards ou Champenois ont accepté une autre conception de l’action, de chasser. Là, le propriétaire, considérant le gibier comme un fruit de sa terre, en loue l’exploitation. Ces locations atteignant de hauts prix, les chasseurs se groupent ordinairement pour louer le droit de chasse sur un domaine. Les petits propriétaires eux-mêmes se groupent et louent le droit de chasse sur leurs terres à la commune, qui le sous-loue à des chasseurs ou à des groupements de chasseurs. La chasse libre à tout venant et l’expression de chasse banale, au sens très large admis dans les régions du Sud, sont l’exception.

Mais groupement implique idée de société, de règlements et de contraintes. La plupart des chasseurs de ces régions pratiquent donc leur sport en groupe, à jours et heures fixes, sous la surveillance et le commandement d’un chef ; ils chassent par escouades encadrées, dirigées (au sens littéral du mot). Chaque chasseur doit suivre strictement l’itinéraire qu’on lui trace et ne doit pas s’en écarter, même pour aller à la remise d’un gibier qu’il a vu se poser ou pour chercher un oiseau démonté ; cette discipline quasi militaire est d’ailleurs nécessaire pour éviter des accidents, quand vingt ou trente chasseurs évoluent ainsi de concert. Pour ces chasseurs, l’usage d’un chien d’arrêt est plus gênant qu’utile ; ils ne connaissent pas la joie d’attendre ou d’approcher les palombes, de chercher la bécasse, et tant d’autres émotions que seule peut procurer la chasse individuelle, ne serait-ce que cette prolongation du plaisir que goûte le chasseur en contemplant, en caressant ses trophées, le soir au coin du feu, car le gibier est généralement mis en commun et distribué au sort ; ainsi, celui qui a tué un faisan rapporte parfois chez lui un lapin.

Sans doute, certains de ces chasseurs subissent cette condition comme un compromis inéluctable entre leur désir de chasser et les mœurs régionales ; mais beaucoup ne conçoivent pas la chasse autrement, parce qu’ils n’en connaissent pas d’autres aspects et mesurent leur plaisir au nombre de pièces figurant au tableau commun. Sans doute aussi, les plus favorisés peuvent éluder ces servitudes, soit au prix de gros frais, soit en raison d’une rare exception locale à ce régime. Il est, enfin, certain que chacun a le droit de choisir librement la région et le lieu où il a le désir de chasser.

Constatons simplement que cette conception de l’exercice de la chasse diffère sensiblement de celle qu’on en a dans les régions méridionales, mais qu’elle laisse les chasseurs libres de s’organiser à leur guise.

La chasse a donc un sens différent selon les régions, comme aussi selon les pays. Pour un Français sur vingt, la chasse est une passion ou au moins un sport favori ; mais, en s’éloignant dans les pays du Nord ou de l’Est, on ne compte plus qu’un chasseur sur 10.000 ou 100.000 habitants. Dans les départements du Midi de la France, il y a presque autant de chasseurs que de foyers ruraux.

Ce serait donc méconnaître cette diversité du sens cynégétique et commettre une erreur de vouloir imposer un statut unique à toutes les régions de France. C’est pourtant le danger qui guette les chasseurs. Tout évolue ; l’ère de l’apogée des facultés et des libertés individuelles fait place peu à peu à l’ère du dirigisme, qui n’entend pas limiter sa sollicitude au plan économique ou social ; nos loisirs, nos plaisirs seront aussi de son ressort.

Un projet de loi vient d’être déposé à l’Assemblée par le gouvernement — et non par un quelconque député — qui définit et réglemente l’exercice de la chasse. Il pose le principe que la chasse n’est plus un simple sport, mais une industrie nationale ; ce n’est pas le mot employé, mais c’est le sens du préambule qui justifie la loi par « l’importance économique de la chasse ».

Et il est vrai que tout chasseur est un contribuable. Il est aussi un électeur ; c’est peut-être dommage, car, s’il ne l’était pas, on lui laisserait peut-être le droit de s’organiser à sa guise.

Sauf possibilités très limitées et illusoires, le droit de chasse est en fait dévolu à la commune, qui doit obligatoirement le louer à une société communale de chasseurs. Tous les chasseurs seront affectés à l’une de ces sociétés, qui ne paraît pas devoir être forcément celle de leur choix. Un simple décret fixera les modalités accessoires, telles que les jours et heures de l’exercice de la chasse. Fini les écriteaux au coin des vignes ; on chassera chez vous, paysans, sans votre permission ; mais quel bénéfice en retirera le chasseur ? Il paiera une cotisation pour indemniser les propriétaires, qui, jusqu’ici, laissent chasser chez eux gratuitement sur plus de quarante départements. La loi prévoit aussi la constitution de réserves ; mais les chasseurs conscients n’ont pas attendu qu’elle soit votée pour en créer.

« Ainsi, dit le projet de loi, les chasseurs de la commune et un certain nombre de chasseurs étrangers à celle-ci pourront disposer d’une chasse peuplée et rationnellement organisée. »

Peuplée ? Acceptons-en l’augure, souhaitant que cette affirmation ait une autre portée qu’un slogan politique.

Organisée ? Dans rationnellement, il y a ratio, qui veut dire raison ; souhaitons que celle-ci inspire quelque amendement répondant aux aspirations des chasseurs qui veulent bien s’organiser, mais librement, suivant leurs goûts et leur conception de la chasse.

Le plaisir dirigé est, certes, une notion nouvelle, mais audacieuse et difficile à manier. Quand nous aurons le statut de la chasse, verrons-nous naître un jour — après tout, pourquoi pas — le statut de l’amour ?

Jean CASTAING.

Le Chasseur Français N°629 Juillet 1949 Page 530