OSÉE sur deux gros clous de charpente, la vieille
carabine bronzée à force de rouille m’attirait invinciblement. Rien ne
m’intrigue comme ces armes anciennes dont je ne connais pas le mécanisme.
Délaissant un instant ses fromages, le fruitier, qui avait suivi mon regard, me
dit en riant :
— Vous pouvez la décrocher, elle n’est pas chargée.
C’était une drôle d’arme, avec un bloc de fermeture genre
Martini et, à droite, un énorme chien frappant sur un percuteur oblique. À un
coup, naturellement. Sur la culasse était gravée la marque : « Peabody,
U. S. A. 1864. » En 1918 comme en 1944, les Américains nous ont
laissé pas mal de stocks, mais cette arme-là, je le savais maintenant, était un
reste des achats faits en 1871 par Gambetta et le gouvernement de Bordeaux. Du
reste, en parfait état, graissée et les rayures nettes.
— Et ... vous vous en servez encore ?
— Aux marmottes, quelquefois. L’ennui, ce sont les
cartouches.
— Je m’en doute.
— Les vieilles Wetterli à percussion annulaire y
entrent, en forçant un peu. C’est dur à fermer. J’en ai encore quelques-unes
que j’ai rechargées, avec de la poudre noire au fond et de la poudre de Mauser.
Ça ne va pas mal.
Des Wetterli, des 11 millimètres à douilles évasées en
forme de bouteille, cela doit bien contenir la charge de deux cartouches de
Mauser ! Comme j’en fais la remarque, mon Savoyard hausse les épaules.
— Bien sûr, ça pousse ! Et des fois le cuivre des
douilles se déchire, et ça crache le feu là tout autour, à la culasse, mais ça
va toujours !
Pour mon compte, j’ai toujours admiré l’insouciance avec
laquelle mes amis de là-haut ont rechargé leurs cartouches tirées. Depuis leurs
douilles de chasse bourrées de papier buvard trempé dans la nitroglycérine
jusqu’à ces cartouches de la Peabody qui contiennent autant de poudre de guerre
que primitivement de poudre noire ! Il y a là de quoi se faire sauter tous
les canons par la tête, et cependant je ne connais point d’accident, malgré
l’abondance de ces invraisemblables rouillardes dont les verrous ne sont plus,
tout au plus, que des loquets. Saint Hubert a décidément du crédit au paradis.
— Bien sûr qu’il n’est pas d’hier. Mais, si vous voulez
voir un vieux modèle, je vais vous en montrer un.
Un moment, le fromager fourrage dans un tas de ferraille,
derrière sa couchette, puis il en extrait un long canon, monté par des
grenadières de cuivre sur un bois de noyer sombre et poli.
C’est réellement un vieux modèle, comme il dit si bien, ou
je ne m’y connais pas. Le canon à six pans, finement rayé de spirales
nombreuses et peu profondes, n’a rien de particulier, mais le long de la
culasse une longue platine, ressort derrière et ressort devant, aligne l’un
devant l’autre deux chiens abattus sur deux cheminées à piston. Et d’un seul
coup l’idée me vient que cet engin phénomène, cette carabine que je tiens dans
mes mains, comporte deux coups dans le même canon.
— C’est l’arrière-grand-père qui est allé la chercher
en Suisse, et qui l’a ramenée par la montagne, vers 1840. C’était plus léger
que les carabines à deux canons, et ça porte ! ...
— Vous l’avez tirée ?
— Et comment ! Même que j’ai encore des balles et
des capsules.
Les balles, elles, sont de deux modèles. La culasse qui
reçoit la première charge de poudre est beaucoup plus étroite que le calibre du
canon. On y descend un cylindre de plomb, dont la base va s’appuyer sur cet
étranglement, tandis que son autre face servira de culasse à la poudre de
l’autre coup, celui qui est plus en avant dans le canon, et destiné à être tiré
le premier. La balle de ce coup-là est cylindro-conique, et un moule en bronze
à charnières permet de couler d’un seul jet une balle de chaque modèle. Tout de
suite, une envie folle m’est venue de tirer cet engin centenaire, et mon ami
l’a bien deviné.
— La baguette est en place, sous le canon. Il y a de la
poudre dans cette boîte, de la poudre de Berne à gros grains, qui s’allume
bien. Voilà à peu près la mesure, continue-t-il en me tendant une vieille
douille de cuivre, un peu plus peut-être. La poudre d’abord, et puis une bourre
en papier et la première balle. Vous pouvez vous dispenser de bourre avant la
balle pointue.
Méthodiquement, je charge cet ancêtre de nos carabines à
répétition. Nos anciens avaient plus de plaisir que nous : plaisir de
mesurer la poudre, de la descendre à coups de baguette, plaisir de forcer la
balle à grands coups, plaisir d’armer les chiens et d’appuyer les capsules en
place sur les cheminées ...
— Attention, n’armez que le coup de devant. Les
détentes sont très douces, et ils partiraient tous les deux à la fois.
Parfait : on tirait comme une arme ordinaire, et il
suffisait d’armer le second coup, sans perdre de temps à recharger. Au fond, ce
n’était déjà pas si mal. Un instant, je cherche à bonne distance, dans le pré,
un bloc qui puisse me servir de cible, puis, mû par je ne sais quelle idée, je
mets le vieux fusil à la bretelle et me voilà parti. Derrière moi, les rires
des vachers ne me font pas tourner la tête.
— Allez à l’Aiguille Écroulée, il y a de grosses
marmottes dans les blocs.
C’est bien là que je vais, et, vingt minutes plus tard, je
suis allongé de tout mon long au grand soleil, guettant les terriers. Mais il
doit y avoir aujourd’hui quelque chose d’insolite, car le petit peuple en
fourrure fauve reste terré, et rien ne bouge. Une heure se passe. J’ai envie de
dormir, ou de tirer sur rien, sur cette plaque de calcaire blanc où la balle de
plomb ferait voler la poussière de pierre autour de sa marque noire. Et
j’allais serrer la détente, lorsque quelque chose a bougé en face de moi, de
l’autre côté de la bande de terre et d’herbe où les marmottes ont creusé leurs
trous. C’est maître Renard, qui veille tout comme moi, et dans le même but.
Il en sait trop long pour se risquer dans les
terriers : gueule à gueule, les marmottes auraient vite fait de l’égorger,
mais il guette le passage des jeunes qui se risqueraient à courir ou à jouer,
pour leur casser les reins et les emporter comme des levrauts. Lentement, j’ai
braqué le canon dans sa direction. S’il avance, il doit sortir la tête à droite
de ce bloc derrière lequel il s’est rasé. Je ne suis pas loin, je vais prendre
bas. La hausse, du modèle connu depuis sous le nom de « fédéral »,
est complètement baissée, le guidon — que je regarde pour la première fois
— n’a rien de particulier.
Le renard a sorti la tête et j’ai tiré. Je ne pouvais pas le
manquer. Mais deux choses m’ahurissent ; le nuage de fumée, dont nos armes
nous ont déshabitués, et le son extraordinaire de ce grand canon qui vibre
comme une cloche. Jamais encore dans la montagne je n’avais entendu cette détonation,
ce coup de gong de bronze que les échos reprennent sans fin, eux qui s’émeuvent
à peine au crachement de nos carabines actuelles. La balle est exactement où
j’ai voulu la mettre, et je n’ai que la peine de ramasser le renard et de le
mettre sur mon dos.
Après ce beau coup, inutile d’attendre les marmottes, et je
reviens à petits pas. Comme je ne veux pas laisser un coup chargé dans le
canon, je dresse une pierre plate sur un bloc bien en vue, compte cent
cinquante pas et vise lentement ... J’avais oublié d’armer le chien. Cette
fois-ci ... La pierre a volé au loin. Décidément, ce « vieux
modèle » n’était pas à mépriser.
Rentré au chalet, j’ai jeté sur la table le renard, rapporté
comme preuve, car la peau ne vaut encore rien, et que les petits bergers s’empressent
d’écorcher, puis, avec un chiffon, je procède à un nettoyage complet de la
vieille carabine. C’est en frottant bien que j’ai trouvé sur le pontet le nom
du fabricant : Chipis, à Sion-en-Valais.
J’ai retrouvé depuis le nom de cet armurier dans le Tyrol,
sur un curieux fusil à canons courts, vraie arme de braconnier, à deux coups
superposés, l’un à plomb et l’autre à balle. Son propriétaire le tenait en
haute estime et ne l’eût point changé pour un autre plus moderne, malgré la
difficulté de se procurer des capsules de fusil à piston. Au fond, pour ces
montagnards économes, le prix élevé des munitions modernes donnait une valeur
toute spéciale à ces vieilles armes bien établies, qui se chargent sans
cartouches et tirent encore de façon à satisfaire les plus difficiles. Et puis,
pour eux, le snobisme n’existe pas.
Et j’en suis à me demander si le fusil actuel, véritable
machine à tuer, nous donne autant de joie dans sa simplicité que ces
« vieux modèles » dans lesquels, comme sur les vieilles gravures de
chasse, j’ai poussé la charge avec la baguette comme dans les fusils des
grognards de Napoléon et dans les arquebuses du bon roi Henri IV.
Pierre MÉLON.
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