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Canards à la glace

C’était durant l’autre guerre ; en descendant de Verdun, nous fûmes envoyés au repos au château de Champigneulles. À peine étions-nous installés, l’hiver arriva, cet hiver 1917-1918, si dur aux pauvres gens des tranchées, et la sauvagine apparut avec lui.

Un matin, en me rasant à ma fenêtre, je vis dans l’aube terne de la grisaille lorraine deux colverts descendre à travers les ramures dépouillées du parc et venir s’appuyer au milieu des canards du jardinier, sur un bassin qui gardait un coin d’eau libre. Je les aurais bien abordés par une rangée de buis taillés, mais le général était peut-être là aussi, à sa fenêtre, qui se rasait. Il est une limite avant l’abus, je les laissai tranquilles.

Seulement, à partir de ce jour, je pris l’habitude de sortir de très bonne heure avec mon complice, le lieutenant Barfon. Nous allions à une demi-lieue du château battre la queue du grand étang des Fonds de Champigneulles, dont les sources tièdes retardaient le gel. La chasse étant interdite dans la zone des armées, nous ne craignions aucune concurrence, nous étions tout à l’aise pour y patauger tranquilles.

Après quoi, nous rentrions en descendant les bords du ruisseau de dévers, jusqu’à l’orée du parc, avec un canard de plus à notre actif, et parfois deux. À 9 heures, propre et changé, je me présentais au commandant de Narbonne, mon patron, pour le saluer et prendre ses ordres.

Chaque nuit le thermomètre descendait davantage : -10°, puis -15°. L’étang se prit tout entier. La Meurthe charriait des glaçons presque jointifs sur lesquels les bancs de canards se laissaient dériver au fil de l’eau. Leurs grands vols se levaient à la vue de quelque noire silhouette errant au long des berges, pour aller se remettre très en amont, puis ils recommençaient à nouveau leur descente jusqu’à ce qu’une nouvelle inquiétude les remette sur l’aile. Impossible de les aborder à portée de fusil. Du reste, en eût-on descendu qu’il eût été tout aussi impossible d’aller les cueillir parmi cette purée de glaçons.

J’entraînai Barfon à varier nos plaisirs : après le cul levé, l’affût. Une grande courbe de la rivière créait une dérivation de courant et faisait venir tourbillonner les glaçons à ras bord de sa pointe aval. Au bout de cette pointe, un peu en contre-haut de la berge, je fis aménager un élément de tranchée, camouflée dans une touffe de saules. Nous y étions rendus bien avant le jour, tapis au fond de notre trou pour échapper un peu au froid noir, aux rafales de neige et de bise. Engoncés dans les peaux de bique, le col sur les oreilles, les mains enfouies aux profondeurs de la fourrure, tapant discrètement des pieds — pas trop fort à cause des canards, — nous attendions la première lueur livide qui nous permettrait de tirer. Au nord, les feux rouges des forges de Vulcain trouaient la nuit : Frouard et ses hauts fourneaux. Plus au nord encore, un sourd grondement : le canon de Verdun.

L’aube naissait enfin, lugubre, plus sinistre de se lever sur un horizon souillé de crassiers noirs et de cheminées d’usines. La banlieue industrielle dans toute son horreur. C’était trop hideux, je détournais mes regards de cette lèpre pour ne plus voir que le tronc tourmenté des vieilles saulines, l’eau sombre et ses glaçons flottants à la dérive.

Nous guettions celui qui viendrait, chargé de petites boules sombres pelotonnées les unes contre les autres, dormant la tête sous l’aile, dans leurs plumes ébouriffées. Il paraissait enfin sur l’horizon de la rivière, il descendait doucement, doucement. Allait-il suivre le courant, passerait-il au large, ou se laisserait-il happer par le tourbillon ? ... Il y était, il prenait le remous, le voici qui tournoyait aussi, dérivait au long de la berge et se laissait porter vers notre langue de terre. Lentement nos fusils s’allongeaient au parapet ; voici l’autre remous à trente pas où il allait marquer un temps de point mort avant de se relancer au fil de l’eau, l’instant choisi pour tirer. Attention ... feu !

Le vol s’enlevait en chandelle dans un grand désarroi ... Combien y en a-t-il sur la glace : deux, trois ? Trois, il me semble ... et là, dans le volier, ce point noir, qui vient de s’abattre comme une pierre, a rebondi sur un glaçon et fait « floc » dans l’eau ; et cet autre là-bas qui s’est détaché et s’en va, cou tendu, ailes ouvertes, s’affaler sur la neige. Bon ! celui-là, je n’attendrai pas la fin de la séance pour aller l’amasser, j’y vais au trot, avant que les corbeaux n’y soient.

Cent mètres plus bas, camouflé au milieu de grands roseaux secs, Fatain attendait dans son bachot prêté par un bribeur de rivière (l’ordonnance de Barfon, putaingn de Fataingn, un finaud de vigneron des bords de Gironde, qui regrettait ses verveux et ses nasses, était un brin braconnier d’eau). En deux coups de pigole notre homme se lançait à travers les glaçons, ramassait les morts, tordait le cou aux blessés, se démenait comme un diable après un désailé, l’assommait à grands coups de perche s’il le pouvait, invoquait tous les saints noms de Dieu s’il le manquait : « Ah ? noum dé pas Dious, que putaingn de bèsti ... Vaï ! », puis rentrait à ses roseaux jusqu’à la prochaine.

Nous restions ainsi jusqu’au jour, avec des fortunes diverses, rien parfois. Puis, vers 8 heures, nous rentrions par le pont de Pixérécourt, tout proche.

À l’heure ouvrable, j’étais de retour pour présenter mes respects au commandant, puis m’en allais à la popote retrouver mon complice. Notre affût matinal nous avait ouvert l’appétit, je déjeunais bien, mais lui, Barfon, était bel à voir. Il fonctionnait avec calme, ne semblait de rien, mais devant lui tout disparaissait avec une régularité de pendule, les œufs au lard, la tranche de viande froide, le quart de Brie, la topette de blanc, et puisque après tout, nous n’en étions qu’au petit déjeuner, il terminait en se trempant avec componction de larges tartines beurrées dans une soupière de café au lait. Sur quoi, il envoyait un rot magnifique, essuyait sa belle barbe de Roi mage et se levait en soupirant :

— Ah ! mon capitaine Ganeval, il faut bien se faire une raison, tout a une fin en ce triste monde, mais le peu que l’on prend vous soutient toujours ...

En sortant de la popote, si la chasse avait été convenable, je faisais politesse d’un canard aux ordonnances, puis montais jusqu’à ma chambre pour y ranger le reste — je ne les laissais pas aux cuisiniers, ils n’eussent peut-être pas « fait de petits ». En attendant d’en avoir assez pour la popote — avec le coulage, il fallait en compter dix ou douze, — je les pendais derrière l’une de mes deux fenêtres, entre les Persiennes et les vitres closes. À 15° en dessous, cela faisait le meilleur des frigidaires. Et puis le soir, de mon lit, avant de fermer le bouton, j’avais un dernier coup d’œil pour l’alignement des victimes pendues bien allongées au garde à vous, plumes lustrées, le plus charmant tableau qui se puisse imaginer pour en rêver la nuit. Enfin, je m’endormais en me disant que mon réveil était sur quatre heures, qu’il ferait un froid noir et que j’étais bien fou de m’en aller ainsi me geler au bord de l’eau, alors qu’il eût fait si bon d’attendre pour me lever que mon brave Barraud ait fini de ranimer le brasier de la cheminée et fait chauffer mes frusques.

Et pourtant, le lendemain, blotti dans une sauline, j’attendais en grelottant qu’une aube livide tirât de la nuit les glaçons glissant dans l’ombre, sur l’eau noire.

C’était le bon temps, puisqu’en vieillissant il n’est bon temps que du passé.

Albert GANEVAL.

Le Chasseur Français N°629 Juillet 1949 Page 538