Derniers jours de juin 1944. Il est treize heures. Chaleur
ahurissante. Impossible de faire la sieste.
Allongé sur un fauteuil de rotin, sous le ventilateur
présomptueux qui, avec beaucoup de bruit, tournant de façon désordonnée,
s’imagine rafraîchir l’air brûlant qu’il brasse, j’essaie de lire un traité
d’histoire, non sans mollesse, lorsqu’on vient me dire :
— À deux kilomètres d’ici (à Phan-rang,
sud-Annam), il y a, au village de My-An qu’il terrorise, un bœuf sauvage très
méchant. Déjà deux habitants sont blessés, sans parler d’un des trois linhs
envoyés par le commandant de la Brigade de Garde indochinoise pour le tuer. Au
nom de la population, nous vous supplions de venir l’abattre. Vous auriez la « reconnaissance
éternelle » du village si vous écartiez le terrible danger qui le menace,
car les balles tirées sur le fauve sans l’atteindre l’ont rendu plus furieux
encore.
— Êtes-vous sûrs que votre bœuf sauvage ne soit pas un
taureau domestique égaré ? De quelle couleur est-il ?
— Il est noir, avec les pattes blanches et la tête
beige.
— Mais alors ... ce serait un con-min (un
gaur) ?
— Oui, monsieur, c’est un gaur.
— Bizarre, en effet ! Comment pouvez-vous
m’expliquer que, si loin de son habitat normal, montagnes et forêts séparées de
My-An par des lieues de dunes, cet animal se trouve ici ?
— Nous l’ignorons. Comme vous, nous pensons que c’est
extraordinaire. Jamais semblable aventure ne nous arriva. Si d’ailleurs vous en
doutez, veuillez nous accompagner à l’hôpital, où vous verrez les blessés qui y
gémissent ...
Devant une telle assurance, je n’avais plus à tergiverser.
L’affaire était sérieuse et méritait d’être prise en considération.
Sortir la carabine du râtelier, m’équiper, fut l’affaire
d’un instant. J’enfourchai ma bicyclette, me rendis au village. On m’attendait.
Une dizaine de nha-qués s’offrirent à m’accompagner là où se trouvait
l’agresseur.
Dunes éblouissantes, chaleur suffocante. Nous parcourons à
peu près 800 mètres, parvenons à une ligne de fourrés fort épais, où la
vue ne peut pénétrer. Nous les longeons maintenant à moins de 10 mètres.
Les gens qui me suivent portent gaillardement des pieux en bambou. Pour la
troisième fois, je leur demande :
— Où avez-vous vu l’animal pour la dernière fois ?
Est-ce encore loin ?
— Oui, monsieur, marchez toujours. On vous avertira
lorsqu’il sera temps.
Je n’en entends pas plus. Avec un fracas de branches
brisées, le gaur, tête baissée, cornes en avant, fonce sur moi comme un bolide.
Je n’ai que le temps de lever le canon de mon arme et de tirer, sans bien viser
dans ma précipitation. La bête, que j’ai tirée à trois mètres, emportée par son
élan furieux, est sur moi. Je suis renversé, piétiné, et reçois un coup de
tête, dans la cuisse gauche, qui m’envoie rouler à quatre pas. Couché, la tête
sous le bras, je vois le fauve faire demi-tour, regagner les fourrés. Ma
surprise est grande d’être si tôt libéré. La scène n’a pas duré plus de trois
secondes.
Je suis contusionné, égratigné, et souffre atrocement de ma
cuisse que, sur l’instant, je crois brisée. Il n’en est rien, heureusement,
puisqu’elle obéit au mouvement que je lui commande. À présent, c’est le côté
gauche qui me tire un gémissement, douleur aiguë qui me coupe la respiration,
et je me rends compte qu’une ou plusieurs côtes sont brisées. J’ai le poignet
gauche foulé ainsi que le pouce de la main droite : ceci a dû m’arriver
lorsque mon arme me fut arrachée des mains.
Mes suiveurs sont loin ; ils se sont enfuis comme des
lapins ... Je me relève avec peine, me dirige vers ma carabine, suis
obligé de me laisser tomber à genoux pour la ramasser. Le mécanisme, rempli de
sable, ne fonctionne plus. Je le démonte, le nettoie avec mon mouchoir, essuie
soigneusement les cartouches, que je remets dans le magasin. Pendant ce temps,
mes courageux suiveurs sont revenus, tout étonnés de me voir encore en vie.
M’aidant de mon arme comme d’un bâton, je me relève, dans l’intention de
rattraper ce gaur irascible. Courbé en deux, geignant, je suis sa piste. Mes
vêtements sont en lambeaux et, tout à coup, j’aperçois du sang sur mon short.
Croyant qu’il provient d’une blessure que je n’aurais jusqu’alors ni ressentie,
ni vue, je dégrafe ma chemise, mais ne vois rien que la grosseur provoquée par
mes côtes brisées. Je suis doublement rassuré : puisque ce sang n’est pas
le mien, il provient de l’adversaire, que j’ai donc touché. Parbleu ! c’est
ce qui l’a d’abord fait dévier sur la gauche, l’a ensuite empêché de s’acharner
sur mon corps étendu ! Je me rendrai compte par la suite que ma balle
l’atteignit au sommet du crâne et qu’elle était mortelle. La boîte crânienne
étant défoncée, le gaur n’aurait survécu que peu d’heures.
Je reprends ma poursuite, mais, cette fois, en laissant
respectueusement une distance de quarante mètres entre les fourrés et moi.
L’animal avait parcouru environ 200 mètres. Un annamite, juché sur un
arbre, me crie :
— Marchez encore un peu. Il est presque en face de
vous !
En effet, j’avance de 8 à 10 mètres, aperçois, prête à
foncer derechef, la masse noire provocante ... Un genou en terre, je lui
envoie une balle en avant de l’épaule. Le gaur s’affaisse, mais pour se relever
aussitôt dans la position de la charge. Il n’ira pas plus loin : encore
une balle !
De toutes parts, des cris joyeux s’élèvent. Chacun court
vers le terrible fauve qui avait en si peu de temps accompli tant de mauvaise
besogne.
Je suis heureux, moi aussi, pour ces gens que j’ai
débarrassés d’un ennemi redoutable, et pour moi, surpris de m’en être tiré à si
bon compte. Car, si ma première balle s’était perdue, j’étais immanquablement transpercé
par au moins une corne. Digne fin sans doute d’un disciple de
Saint-Hubert ... mais, pour être franc, je préférais que la partie fût
remise à une date ultérieure.
En me remémorant les faits, je suis persuadé qu’au moment
qui précéda immédiatement celui de la charge la bête était couchée, car, ne me
fiant guère aux dires des Annamites, j’inspectais attentivement les fourrés et
j’aurais dû l’apercevoir si elle avait été debout.
Voici donc notre gaur abattu. Pour moi, je suis toujours un
genou en terre et courbé par la douleur. Je me sers de mon arme en guise de
levier pour me redresser et, sans même aller voir ma victime, qui ne
m’intéresse plus, je prends seul, clopin-clopant, la route du retour. La marche
dans ce sable me fatigue ; je m’arrête plusieurs fois pour retrouver ma
respiration. À l’une de ces haltes, vérifiant le contenu de ma cartouchière et
le magasin de ma carabine, je constate que j’ai perdu un chargeur de cinq
balles. Un linh (milicien indigène) qui l’a ramassé me l’apportera tout à
l’heure. Mais il me manque encore une balle et elles ont trop de valeur dans le
temps présent (c’est la guerre et l’Indochine est bloquée) pour que je n’essaie
pas de la récupérer. Je fais donc demi-tour, vais à l’endroit où je fus si bien
culbuté, retrouve le projectile et gagne enfin la route où est resté mon vélo.
Impossible de l’utiliser ! Devrai-je, souffrant de plus en plus, me faire
véhiculer en palanquin ?
J’en suis là de mes réflexions lorsque j’entends un moteur
d’auto. Je suis malheureusement encore à quelque distance de la R. C. I. ;
je voudrais bien courir, crier, alerter le chauffeur ... Rien à
faire ! L’auto passe ! Elle n’ira cependant pas très loin et, arrivé
au village, j’envoie un coolie vers l’automobiliste, qui reviendra aussitôt
vers sa voiture, qu’il venait de quitter dans l’intention de, lui aussi, tuer
le fameux gaur. C’est l’inspecteur de la G. I. (Garde indochinoise). Il
s’inquiète de mes vêtements en lambeaux, plus encore des plaintes que
m’arrachent mes côtes brisées ... Il est vrai que je suis fort
douillet ! Il me transporte à l’hôpital de Phan-rang.
Je suis resté trois semaines allongé et assez perplexe
d’avoir été ainsi malmené par mon quarante-huitième gaur, de façon aussi
bizarre ... car, enfin, je n’étais pas à la chasse, en vérité !
En ce qui concerne la présence de ce bovidé mal embouché à
un endroit fort éloigné des pacages traditionnels de l’espèce, j’ai supposé
qu’avec les derniers orages qui avaient reverdi tous les pâturages un troupeau
de gaurs avait suivi la ligne des crêtes jusqu’à la route coloniale, traversé
cette dernière à la faveur de la nuit, gagné le massif du Padaran. Là, ce jeune
mâle de quatre ou cinq ans a quitté la harde ... Paissant de-ci de-là, il
s’est trouvé un beau matin dans les dunes de Phan-rang. Devenu furieux, sans
doute par le manque d’herbe et d’eau, il a foncé sur tout ce qui passait à
proximité. Les étendues de sables brûlants, site tout nouveau pour lui, n’ont
certainement pas atténué sa folie montante, puisqu’il est allé jusqu’à défoncer
une porte de palissade, pour entrer dans une cour, où il a brisé la jambe d’un
enfant.
Pour conclure, je dirai que mes réflexes, aiguisés par de
nombreuses parties de chasse antérieures, m’ont servi fort utilement une fois
encore. En la circonstance, j’ai pressenti qu’un écart serait inutile parce
qu’insignifiant, étant donné le laps de temps, extrêmement réduit, dont je
pouvais disposer. Mieux valait employer cette ultime seconde à envoyer la balle
qui pouvait me sauver ... qui m’a sauvé.
Récits d’Allain le Broussard, recueillis par
Marcel FAUCHOIS.
Je suis heureux de pouvoir reproduire ici le témoignage de
satisfaction que reçut mon ami et compagnon de chasses Gaston Allain à
l’occasion de ce « fait divers » :
Hué, le 23 juillet 1944.
Le Résident supérieur en Annam à Monsieur Allain,
receveur des Douanes et Régies à Phan-rang.
Monsieur,
Monsieur le Résident de France à Phan-rang m’a rendu
compte du sang-froid et du dévouement dont vous avez fait preuve en allant
volontairement, affronter un buffle (?!) sauvage qui terrorisait, la population
de My-An, et bien que blessé par lui, réussissant à l’abattre.
Je tiens à vous adresser mes vives félicitations pour cet
acte de courage.
Je vous prie, monsieur, d’agréer ...
Signé : GRANDJEAN.
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Heureusement que le rédacteur du message n’a pas écrit « un
veau » ! ... Il y a cependant une notable différence entre un
buffle et un gaur !
M. F.
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