L’équilibre du cycliste sur ses deux roues est un phénomène
si banal qu’on le trouve tout naturel, ou, du moins, qu’il est fort peu de gens
qui réfléchissent à son étrangeté. Parmi ceux-ci, les uns prétendent que cet
équilibre est incompréhensible, que c’est un mystère en contradiction avec les
lois de la nature et particulièrement avec celles de la mécanique ; les
autres, d’accord sur sa bizarrerie, tentent de l’expliquer par des formules et
des calculs de haute mathématique, de sorte qu’il n’y a qu’eux-mêmes qui y
comprennent quelque chose.
Je pense que, sans algèbre transcendante, on peut réduire ce
mystère à ce qu’il est, c’est-à-dire à une simple conséquence de la gravitation
universelle, un mystère dans son essence — car pourquoi les corps
s’attirent-ils avec des forces proportionnelles à leurs masses ?
— mais un mystère que nous constatons dans ses effets, et qui,
précisément, détermine tous les équilibres, depuis celui des astres jusqu’à
celui des atomes, en passant nécessairement par celui des bicyclettes.
Une roue à jante étroite, un cerceau, se tient très
difficilement en équilibre sur sa tranche, tant qu’elle est immobilisée. C’est
que « sa ligne de gravité » — direction de sa pesanteur
— ne dispose que d’une très étroite et très courte « base de sustentation »,
la surface de contact avec le sol, dans laquelle elle puisse tomber pour
assurer cet équilibre en position verticale. La moindre force latérale, un
léger souffle de vent fait pencher le cerceau dont la ligne de gravité tombe
immédiatement hors de la base de sustentation : et le cerceau tombe à
plat. Mais que l’on fasse rouler ce cerceau, il se tient parfaitement en
équilibre, et s’y tiendra tant que ne sera pas épuisée la force de
propulsion qu’on lui a donnée, et que l’on peut entretenir et renouveler à
coups de bâton.
De même, les roues d’une bicyclette, soumises à la
pesanteur, le sont aussi à une « force propulsive », à celle que leur
communique le pédaleur. L’équilibre réalisé est de même nature, bien qu’un peu
plus compliqué, que celui du cerceau.
Un cycliste adroit peut se tenir en équilibre, tout en
restant immobile : c’est le « sur-place », tactique des
« sprinters », que certains, pour énerver leurs adversaires peuvent
prolonger indéfiniment. Pour y parvenir, ils augmentent un peu la base de
sustentation qui, lorsque les roues sont en ligne, n’a que la largeur de la
partie du pneu en contact avec le sol et la longueur comprise entre les deux
contacts des roues. C’est plutôt une ligne qu’une surface. Quand on met la roue
avant en travers, le pneu avant prenant contact sur 5 à 10 centimètres,
cette ligne se trouve transformée en un triangle, très allongé et encore fort
étroit, mais dans lequel il est tout de même plus facile de maintenir la ligne
de gravité. Bien en selle, les pieds aux pédales et les mains au guidon, le
cycliste rétablit la direction de cette ligne de gravité, quand elle tend à
sortir de l’étroite base de sustentation, par de légères oscillations de son
corps, exécutées automatiquement, par réflexes acquis en s’entraînant au
« sur-place ». C’est un travail analogue à celui du funambule qui se
tient en équilibre sur la corde raide. Si l’oscillation du corps ne suffit pas
à rétablir l’équilibre qui menace de se rompre, le cycliste y ajoute un
mouvement du guidon qui tourne du côté où la chute s’amorce, transporte de ce
côté la base de sustentation. Si le danger de chute s’accentue, un effort sur
la pédale fera progresser la bicyclette sur quelques centimètres, de façon
qu’elle court, pour ainsi dire, vers la base de sustentation qui lui échappe.
Cette façon de se maintenir à bicyclette se retrouve lorsque
l’on roule lentement, à moins de 4 kilomètres-heure, quand, par exemple,
on accompagne à bicyclette un ami qui marche à pied. On déplace alors son
centre de gravité par des oscillations, du corps, plus ou moins conscientes, et
surtout, au moment de tomber, on tourne le guidon, parfois d’un quart de tour,
du côté où l’on penche : tous gestes destinés à faire tomber la ligne de
gravité dans une base de sustentation étroite et fuyante.
Mais, dès que la bicyclette prend quelque vitesse, le
phénomène d’équilibre est tout différent. On a voulu cependant l’expliquer
aussi par de petits mouvements inconscients du corps, qui s’inclinerait du côté
de la chute imminente, et par la manœuvre du guidon qu’on tournerait, toujours
inconsciemment, du même côté. Le mécanisme serait le même que celui du
sur-place.
Je pense que c’est là une très mauvaise explication, en
contradiction évidente avec l’impression du cycliste, qui se sent en équilibre d’autant
plus stable qu’il va plus vite. D’ailleurs, quand une roue, un cerceau roule en
équilibre, où est le déplacement corporel, où est l’oscillation de guidon qui maintiendraient
cet équilibre ?
La vérité est que la masse bicyclette-cycliste (environ 80 kilogrammes),
dès qu’elle progresse, est soumise à deux forces : la pesanteur, qui tend
à la coucher au sol, l’énergie propulsive du pédalage, qui tend à la projeter
horizontalement en avant. Cette seconde force, dès que la vitesse prend quelque
valeur, est très supérieure à la première. Elle est analogue à celle qui
empêche une pierre de tomber directement et verticalement à terre, quand on l’a
vigoureusement projetée devant soi. Il faudra que cette force de projection
dont on a pourvu la pierre soit épuisée pour que la pesanteur reprenne ses
droits en ramenant la pierre au sol suivant une courbe qui traduit l’évolution
inverse des deux forces.
Le cycliste qui ralentit a de plus en plus de peine à
maintenir son équilibre ; au-dessous de 4 kilomètres-heure, il agit
en funambule ; à l’arrêt complet, il tombe s’il ne met pied à terre. S’il
avait assez de force pour propulser sa bicyclette à 200 ou 300 kilomètres-heure,
libéré de la pesanteur, il se détacherait aisément du sol pour voler à la
manière d’un avion.
Remarquons aussi que les roues d’une bicyclette sont
animées, dès qu’elles tournent, d’une « force centrifuge » qui, se
projetant à l’extérieur, dans le plan des roues, les maintient verticalement
dressées. Une roue isolée, assez lourde, qui roule rapidement est de même
maintenue sur champ par la force centrifuge ; pour la coucher, il faudrait
faire sur elle, latéralement, un grand effort.
Un cycliste qui roule n’a donc aucune tendance à tomber à
droite ou à gauche. Son centre de gravité est projeté en avant ; et
s’il doit tomber, comme cela peut lui arriver en butant par la roue avant sur
un obstacle infranchissable, ce n’est pas sur le côté qu’il s’affalera, mais à
2 ou 3 mètres en avant de sa machine, s’il en a été désarçonné.
On peut donc conclure que le cycliste, animé d’une force
propulsive qu’il produit lui-même, a une base, non de sustentation, mais de
chute, qui se déplace constamment devant lui ; et que la force qui
l’attire vers ce point de chute empêche radicalement la pesanteur de
l’entraîner à droite et à gauche. Son équilibre n’a rien de plus étonnant que
celui du cerceau qui roule sur sa circonférence, ni que celui de la flèche qui
reste en l’air, tant que persiste en elle la force qu’elle a reçue de l’arc.
Dr RUFFIER.
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