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Chronique financière

Valeurs d’Extrême-Orient

Fin 1946, les valeurs asiatiques, poussées par l’habile propagande de certains organes économiques, étaient très à la mode. Nous avions mis alors nos lecteurs en garde contre ce mouvement de faveur inconsidéré, en précisant qu’à notre avis l’Asie en général était probablement le risque géographique le plus dangereux de l’époque. Depuis, les événements d’Indonésie, de Malaisie, de Birmanie, d’Indochine et d’ailleurs n’ont que trop bien confirmé notre scepticisme. Aujourd’hui nous écrivons ces lignes sous l’annonce de la débâcle, qui semble définitive, des nationalistes chinois, de ceux qu’il y a à peine quelques années l’on considérait comme l’un des Quatre Grands, l’un des piliers du monde futur. Excellent exemple en passant de la légèreté habituelle avec laquelle sont traités les problèmes internationaux les plus importants et de la façon dont nos « informateurs », qu’ils soient européens ou américains, voient la situation au travers de leurs désirs ou de leurs préjugés.

Quel est le sens des événements chinois, et quelles sont leurs répercussions possibles quant aux énormes investissements européens en Asie et aux fournitures de matières premières à l’Europe ? Il est très difficile de voir clair dans la situation chinoise, car l’U. R. S. S. et les U. S. A. y sont fortement engagés dans une sorte de guerre froide, et leurs puissants moyens de propagande s’ingénieront à majorer ou à minimiser l’événement au gré de leurs besoins. Que Mao-Tsé-Toung ne soit pas un vrai marxiste comme on commence à le dire, c’est probable pour ne pas dire certain : un Chinois est d’abord et presque exclusivement Chinois, qu’il s’intitule ou même qu’il se croit communiste, démocrate, baptiste ou catholique. Et il en est de même de tous les Asiatiques. Mais il n’en reste pas moins que Tchang-Kaï-Chek passait à tort ou à raison pour l’homme des États-Unis, et que sa débâcle atteint en plein ce qui restait du prestige américain en Asie.

Et ceci est très important, car l’Asiatique ne croit qu’à la force, qui se juge d’après les résultats. Nul n’est plus réaliste que lui. En fait, tous ces mouvements asiatiques sont fort peu idéologiques. Sous le couvert d’un nationalisme intransigeant, il n’est pas difficile de trouver une antipathie générale pour le Blanc — pour ne pas dire davantage — avec le désir, somme toute légitime, d’être laissé en paix par lui. À cette vieille réaction normale d’anticolonialisme se sont ajoutées toutes les séquelles résultant de l’occupation par les troupes alliées, dont les exigences, peut-être légitimes, n’en ont pas moins été souvent très lourdes, et toutes les rancœurs de voir le Japon ennemi profiter d’un tour de faveur dans l’aide américaine. De là à parler de trahison il n’y a pas loin. Et à chercher consolation auprès de l’autre grand allié non plus.

Mais tout cela n’engage en rien l’opinion intime de chaque Chinois ou de chaque Asiatique. Quelle que soit leur étiquette, les Célestes resteront ce qu’ils ont toujours été, c’est-à-dire des individualistes absolus et les premiers mercantiles du monde : particularités assez fâcheuses pour un marxiste bon teint. Et, à notre avis, les commerçants étrangers qui restent tranquillement sur place en attendant la suite sont dans la ligne. Avec un Chinois, il y a toujours moyen de s’arranger, même si l’on se fait quelque peu arranger. Et nous serions bien étonnés si d’ici peu les communistes chinois ne réclamaient à leur tour quelque chose comme une sorte de plan Marshall, agrémenté de l’envoi des nombreux techniciens dont la Chine a le plus urgent besoin.

Tout en faisant, bien entendu, de larges sourires vers Moscou, d’autant plus larges que le besoin de l’aide américaine sera urgent. Et il est probable que l’U. R. S. S., même si elle en avait la possibilité, ce qui ne semble pas, ne pousserait pas trop loin l’aide à une Chine même d’apparence communiste. Car elle n’ignore pas que « l’Asie aux Asiatiques » est une arme à double tranchant, et que les roses et blonds Moscovites sont considérés en Sibérie et ailleurs comme des intrus au même titre que les Hollandais à Java ou nous-mêmes en Indochine. Une Chine fortement industrialisée, politiquement solide et, par surcroît, patriote, serait pour la Russie le plus dangereux voisin jamais encore rencontré.

Ce sont toutes ces données qui font que, malgré les apparences actuelles fâcheuses, nous ne croyons pas que les porteurs accrochés par des valeurs chinoises aient intérêt à s’en défaire et à se laisser aller à la panique. Le temps est galant homme, dit-on. C’est vrai en Chine plus qu’ailleurs.

Mais cette vue relativement optimiste ne s’applique qu’à la Chine. Ailleurs nous resterons sur la réserve, car là nous n’avons plus affaire à des Chinois, même si la psychologie s’en rapproche beaucoup. Et, par ailleurs, ce sont les peuples européens qui, la plupart du temps, se trouvent directement aux prises avec les mouvements indigènes. Ce qui pose tout autrement le problème. Ici, le jeu de l’U. R. S. S. est de créer le maximum possible de gâchis, même si Moscou sait pertinemment que les bénéficiaires de son aide ne sont en rien communistes. Que se soit en Indochine, en Malaisie ou en Indonésie, son but est d’amener la rupture des relations financières et économiques, et, si possible, le départ des Européens, avec la perte de puissance que cela représenterait ; ou dans le cas de raidissement des puissances coloniales, les obliger à un effort extrêmement coûteux que leurs amis politiques européens exploiteraient de leur mieux. En Birmanie comme au Bengale, l’action se borne plus simplement à agir contre les gouvernements locaux modérés, parce que partisans de l’entente avec la Grande-Bretagne. Tactique multiforme, mais dont le but essentiel reste le même, affaiblir au maximum les peuples européens.

Espérons que les nations menacées arriveront à trouver des formules viables qui réduiront ces périls à néant. Il est à peu près certain que l’Europe ne pourra pas vaincre seule les extrémistes révolutionnaires camouflés pour l’occasion en idéologues communistes. Le seul espoir semble résider dans la formation de puissants partis indigènes de tendance modérée — ce qui serait facile dans ces pays de gens naturellement réalistes et plutôt pacifiques — qui seraient capables de s’entendre avec les métropoles pour la sauvegarde d’un patrimoine qui est malgré tout en grande partie commun. Mais en l’attente que ces espoirs prennent corps, pour l’Épargne l’abstention reste de rigueur, exactement comme il y a deux ans et demi.

Marcel LAMBERT.

Le Chasseur Français N°629 Juillet 1949 Page 564