On n’aborde pas Bagdad sans émotion. Sa riche consonance
chante à nos oreilles comme Trébizonde, Chandernagor ou Tombouctou. Nous
entrevoyons la vieille cité des Princes-marchands et des Khalifes à travers le
brouillard d’or des Mille et une Nuits. Les trésors d’Haroun Al Rachid et les
palais de Mansour ont peuplé nos rêves d’enfant : coûte que coûte nous
voudrions en retrouver quelque chose. Or il ne reste à peu près rien,
hélas ! de toutes ces splendeurs évanouies. Les palais de brique et de
faïence, reliés entre eux par des souterrains, où s’entassaient des richesses
fabuleuses, palais Taj, bâti par Ali Muktaf avec le palais blanc des basileis à
Ctésiphon, palais de la Porte d’Or, palais de Jafar, palais de l’Éternité,
château du Paradis, château des Pléiades, toutes ces demeures légendaires,
orgueil des dynasties arabes ou persanes, qui virent passer la robe noire des
khalifes et les armures mongoles, se sont effondrées au cours des siècles,
remplacées aujourd’hui par de banales maisons de brique sèche. Le désert a
reparu, là où s’étendaient jadis des jardins merveilleux peuplés d’animaux
sauvages, ornés d’arbres d’argent et de kiosques en métaux précieux.
C’était l’époque fastueuse des Abbassides :
Haroun Al Raschid en mourant laissait à ses enfants neuf cents millions de
pièces d’or. La civilisation arabe rayonnait sur le monde. Ses marins
sillonnaient les océans — comme en témoigne la légende de Sindbad le Marin
— tandis que régnait à la Cour des khalifes un dilettantisme aimable et
tolérant. Époque inégalée de prospérité, de plaisir et de culture. « Le
monde, a dit Renan, en rêvera éternellement. »
Ainsi l’ancienne rivale de Byzance, bâtie avec les débris de
Babylone, de Séleucie et de Ctésiphon, plusieurs fois détruite et incendiée par
les hordes mongoles et les princes d’Iran, longtemps laissée à l’abandon par
les Turcs, n’a pas relevé ses ruines. Elle n’est plus qu’une cité sans éclat,
brûlante et envahie de poussière. Sa prodigieuse fortune a sombré dans le déclin
de l’Orient. Les métropoles occidentales, en drainant les richesses du monde,
ont éclipsé jusqu’à son nom.
Le paysage lui-même n’évoque plus rien. La Nature,
semble-t-il, a tout oublié. Les plaines argileuses de Mésopotamie, privées des
canaux qui les fécondaient, ont repris l’aspect d’un désert. Dans une immense
étendue aride et sans relief, où parfois s’élève un tumulus, les épineux et les
arbustes rabougris ont remplacé les champs de blé de l’opulente Babylonie et
ces vergers, du temps des Sémites et de Sumériens, dont le souvenir a créé la
légende du Paradis terrestre.
Dieu, qu’il fait chaud dans cette ville ! Le pays bat
tous les records de température pour les moyennes d’été : 10° de plus
qu’au Sahara, où pourtant Dieu sait s’il fait bon ! L’eau des robinets
coule à 40° ; tout sèche en un instant, le linge lavé et la mousse du
savon à barbe. Obligation de dormir sur les toits, réveillé dès 5 heures
par le soleil et par les mouches. La chaleur, pendant le jour, cuit tellement
les terrasses que même en pleine nuit, lorsqu’on passe un bras en dehors du
lit, on a l’impression de le mettre au four.
L’après-midi, dans les rues, c’est une fournaise
intolérable. L’air chaud brûle les paupières et l’on ne s’étonne pas que les
soldats de Tamerlan, pendant le siège de la ville, se soient plaints de fondre
comme cire, disaient-ils, sous leur cuirasse !
Dire que le Paradis terrestre était dans ce pays !
Pauvre Adam, pauvre Ève ! Avant de s’être aperçus qu’ils étaient nus,
comme ils ont dû souffrir des coups de soleil ! Il y a, c’est vrai, des
grâces d’état.
Pourtant la chaleur est bien plus supportable que celle des
étés parisiens. À la joie béate de transpirer sans faux col, s’ajoutent les
voluptés ineffables des glaces et des sirops, ces consolations que la Providence
et les glaciers placent sous nos pas : sirop de roses à l’arrière-goût de
géranium, sirop de mûres parfumé de fleur d’oranger, sirop de raisin sec, sirop
de cornouilles, aussi fin que la framboise, sirop de citrons, sirop d’oranges,
et toutes ces glaces délicieusement écœurantes, aux adorables teintes
Marie-Laurencin, vert-pistache, bleu pâle, rose-framboise et jaune-serin, qui
sont la spécialité du pays depuis plus de mille ans. (Aujourd’hui les « Kelvinator »
ont remplacé pour les sorbets la neige du Zagros ou de l’Avroman, mais les
couleurs n’ont pas changé ; déjà, du temps des khalifes, la police avait
dû intervenir pour réglementer la coloration chimique des aliments.)
Bagdad excellait dans ce domaine. En plus des sirops,
qu’elle exportait par quantités énormes, elle avait appris au monde l’art de
raffiner le sucre. Elle l’importait du Khouzistan et chaque année, de ce
trafic, le trésor du Khalife retirait plus de trente mille livres.
Que reste-t-il de cette époque ? Un simple minaret,
celui du Suq Al Ghazi, seul vestige de la mosquée des Khalifes. Il s’effrite et
tombe en ruine. Les passants ne le regardent même pas.
Postérieure, la mosquée de Sheikh Abdul Kadir Al Gilani
marque un restant de splendeur. L’antique famille des Gilani, issue du Prophète,
administre ce saint lieu de pèlerinage.
Sur l’autre rive, se dresse un étrange pain de sucre à
gradins : le tombeau de Zobaïdée. En réalité, la pieuse épouse d’Haroun Al
Rachid n’est pas enterrée là. Allah seul sait où.
Il n’y a pas si longtemps qu’à Bagdad aucun véhicule à roues
ne pouvait circuler. Il n’y passait que des chevaux, des mulets et des ânes.
Depuis le Haussmann irakien, l’architecte Archa Bey El Oman, une grande avenue
la traverse de part en part, la New Street, où vont et viennent, au milieu de
voitures américaines de grand luxe, les petites victorias poussiéreuses aux
coussins de moleskine blanche, les « arabanah », traînées par des
haridelles efflanquées, coiffées de plumes d’autruche et frétillantes de
pendeloques. Elles vont d’un bout à l’autre de l’avenue sans jamais s’arrêter
ni tourner, font volte-face à une extrémité et recommencent en sens inverse,
toujours au même petit trot arthritique, et bien entendu sous une grêle de
coups que leur administre un cocher arabe en keffié biblique, accroupi sur son
siège.
En dehors de la New Street, entre les parois des maisons de
brique jaune, de courtes venelles se coupent, se croisent, bifurquent ou se
terminent en cul-de-sac, comme le labyrinthe d’un jeu d’enfants. Les treillages
des moucharabiehs à la persane, soutenus par des arcs-boutants de charpente, se
rejoignent presque, d’un côté de la rue à l’autre. Parfois, dans l’échancrure
de deux maisons, se détache un minaret de faïence turquoise abritant le gros
nid de brindilles où s’épouille un couple de cigognes, ou bien une coupole
brillante et bigarrée, surmontée d’un croissant d’or, rappelant par sa forme le
heaume des Sarrazins, déshonorée comme à plaisir par un écheveau de fils
électriques et une floraison d’isolateurs.
Aux abords du Tigre, les troupeaux de buffles gris qu’on
mène boire obstruent les ruelles. Des gamins brunis, tout nus, cambrés, fesses
maigres et omoplates saillantes, les poussent dans l’eau, où les bêtes se
plongent jusqu’à l’échine, bientôt immobiles, le mufle horizontal. Tout autour,
plus élégants, les petits chevaux à la robe dorée et les ânes gris trempent
seulement le bout de leurs sabots.
Jacques SOUBRIER.
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