Les boutiques des marchands de timbres, jadis et récemment
encore si animées, sont quasi désertes. Au « Cadet », sorte de Bourse
des marchands, les nouveautés de ces dernières années se traitent à des prix
qui, heureusement, sont inconnus du collectionneur moyen, pour qui le dernier
catalogue reste jusqu’ici la Bible véridique. Offrant une collection à la
vente, le collectionneur étonné voit le marchand commencer à feuilleter par la
fin, par les dernières émissions. C’est qu’avant de voir le bon, c’est-à-dire
les anciennes émissions, cet honorable négociant, pour faire son prix, tient à
se rendre compte de ce qu’il sera obligé « d’avaler » pour acquérir
le tout ; ce terme philatélique d’avaler n’ayant d’ailleurs aucun sens de
jouissance dégustative, mais bien plus celui d’une absorption genre huile de
ricin. C’est la crise, soupire-t-on partout.
Non, ce n’est pas la crise. C’est simplement le nettoyage
sanitaire, l’élimination progressive d’éléments spéculatifs qui n’avaient rien
à voir avec la philatélie et l’esprit de collection. Toute crise se caractérise
par l’offre de marchandises, avec l’absence de contre-partie à l’achat. Or
faites le tour de tous les marchands et essayez d’obtenir du véritable matériel
philatélique sortant un peu de l’ordinaire. Sauf en pièces moyennes de France,
et à condition de tomber juste sur ce que vous recherchez, vous ne trouverez
absolument rien. Et il en est de même à Bruxelles, à Londres, à New-York. Il
n’y a pas de crise dans la philatélie. Il n’y a de crise que pour tout ce que
l’esprit de spéculation a fait mousser depuis dix ans, matériels nouveaux ou
fabriqués pour les besoins de la cause, et qu’aucun collectionneur sérieux tant
soit peu au courant des données de base de la collection n’a jamais admis dans
ses albums.
Comme nous l’avons souvent écrit ici même, lors de nos mises
en garde envers les combinaisons de vendeurs sans scrupules, il n’y a de valeur
de collection que s’il y a rareté, et par voie de conséquence, très souvent
sinon toujours, ancienneté. Le timbre n’est jamais qu’une des branches de la
« Curiosité ». Et n’est curieux que ce qui n’est pas commun, donc
plus ou moins rare. Et, plus un objet est ancien, plus il a de chances d’être
vraiment rare.
Il nous a toujours paru extravagant de donner une valeur de
collection quelconque à des timbres, fabriqués en quantités plus
qu’industrielles, et à peine sortis du bureau de poste. De tous les
collectionneurs, le philatéliste est le seul à agir ainsi. Jamais, à notre
connaissance, un collectionneur de ces objets de cuisine d’autrefois que sont
les vieux étains n’a eu l’idée saugrenue de poursuivre sa collection jusqu’aux
objets courants d’aujourd’hui et de s’abonner chez le quincaillier du coin aux
séries de casseroles à paraître. Et il en est de même pour l’amateur de
dentelles, de monnaies, de pièces de ferronnerie, d’orfèvrerie, etc.
À quoi certains objecteront à tort qu’on est libre de
collectionner ce qui vous plaît. Or c’est justement là qu’est l’erreur. En
effet, chacun est libre de collectionner ce qui lui plaît. Nous connaissons des
collections de bagues de cigares, de programmes de théâtres, de menus de grands
dîners, d’affiches, de prospectus, et nous en oublions. Mais les heureux
propriétaires de ces fantaisies n’ont jamais attaché la moindre valeur vénale à
leurs accumulations. Et ils n’ont jamais feuilleté avec passion le dernier
catalogue — et pour cause — afin de chiffrer la valeur de leur
collection. C’est ici qu’est le nœud de la question. Il est impossible à la
fois de suivre sa fantaisie en dehors de toute norme extérieure et en même
temps de prétendre effectuer un placement. Si le timbre est pour le
collectionneur, outre un objet de collection, un moyen de placement, et c’est
la réalité dans la presque totalité des cas, alors il est obligatoire qu’il bride
sa fantaisie et qu’il n’accumule que des objets de collection à marché réel, et
si possible de valeur internationale reconnue.
Et, par valeur reconnue, nous n’entendons surtout pas
référence aux années anciennes. Car la philatélie est en pleine évolution, et
les meilleures « valeurs » d’hier risquent d’être périmées demain.
Tout d’abord une constatation excessivement importante, et que bien peu de
philatélistes ont faite : contrairement à ce que l’on dit partout, et qui
était vrai il y a encore quelques années, le timbre n’est plus une valeur
internationale. Et cela depuis que, devant la marée des émissions nouvelles,
les collectionneurs à l’ancienne mode qui recherchaient les timbres du monde
entier ont été obligés non pas de se spécialiser, comme on dit à tort, mais de
se limiter à un pays ou un groupe de pays. Et, réflexe mondial presque général,
chacun s’est mis à collectionner les timbres de son pays, et au mieux ceux des
pays voisins.
Ce qui fait que, pour l’énorme majorité des philatélistes
d’aujourd’hui, les timbres des autres pays ne présentent absolument aucun
intérêt, si ce n’est un intérêt d’estime et de curiosité. Il n’est qu’à lire la
presse philatélique des différents pays pour se rendre compte de l’ampleur du
phénomène. Pour citer un cas typique, une remarquable revue pour philatélistes
avancés, the Stamp Specialist de New-York, a tout juste publié en dix
ans un seul article sur les timbres de France, et rien de plus.
À ce nationalisme philatélique échapperont peut-être les
vieilles émissions classiques, tout au moins les premières non dentelées. Comme
en numismatique, les classiques monnaies grecques et romaines intéressent tout
le monde, tandis que les monnaies plus récentes ne sont prisées que dans leurs
contrées d’origine. Encore n’est-ce point trop certain, si l’on en juge par les
difficultés qu’éprouvent actuellement des marchands anglais à trouver preneurs
hors l’Angleterre pour des pièces magnifiques en timbres aussi classiques que
les « Vues de Sydney » et les Cygnes d’Australie.
M. C. WATERMAKK.
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