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Les écrits restent

Les chasseurs ont toujours aimé raconter des histoires. La plupart de celles-ci sont des souvenirs personnels, récits d’exploits dont ils furent les acteurs ou les témoins. Leur mémoire est infaillible, et c’est avec une minutie et une précision de détails sans pareilles que leurs récits se déroulent aux oreilles de l’auditeur. Au surplus, cette mémoire est sans égale. Il n’est pas un chasseur, si âgé soit-il, fût-il même à l’extrême limite de sa carrière cynégétique ou même à la retraite, qui ne puisse vous raconter l’histoire de sa première ouverture, de son premier lièvre ou de son premier perdreau, même à plus d’un demi-siècle de distance. Écoutez celui-ci, qui a dépassé son cinquantième permis :

« Je rentrais ; il pouvait être onze heures, onze heures et quart ; j’avais deux cailles et un cul-blanc. Le vieux Tayaut, un chien extraordinaire, monsieur, le vieux Tayaut se mit à trouver, frétillant de la queue et donnant de la voix. Je suivais la haie qui longe la grande terre des Revendus quand, soudain, je le vis, gîté, comme une boule rousse, cherchant à se faire le plus petit possible dans l’herbe épaisse ... Mon coup lui emporta la tête. Mais quelle bête, bon sang, quelle bête ! Je n’en revenais pas. Pensez donc, c’était mon premier et j’avais dix-sept ans ... »

Cependant, il faut l’avouer, ces récits, si souvent racontés, finissent, volontairement ou non, mais la plupart du temps à l’insu de leur auteur, par être déformés : un détail est grossi, un autre ... ajouté. Et si le narrateur est de bonne foi, il en arrive à se tromper lui-même. Car, en général, les chasseurs semblent tout voir avec une loupe, qu’ils soient ou non du Midi. Le lièvre pèse toujours huit livres, surtout celui qu’on n’a pas eu, comme à la pêche, la truite qui vous a cassé est toujours énorme et faisait bien deux livres (si vous l’aviez prise, la balance en eût à peine accusé la moitié).

Mais combien d’entre les disciples de saint Hubert, même parmi les plus passionnés, ont eu l’heureuse pensée de tenir un carnet de chasse et d’y consigner non seulement leurs tableaux, mais les souvenirs détaillés de leurs sorties ? Il en est, pourtant, de ces amoureux de la chasse, qui ont ainsi transcrit sur leurs tablettes et par le menu chacune de leurs parties de chasse : la date, le temps qu’il faisait, la direction du vent, le détail des lieux explorés, le nombre et la nature du gibier levé, le nom des compagnons et, enfin, le tableau final. Ceux-là chassent deux fois, une fois sur le terrain, une autre plume en main. Pour si peu qu’ils éprouvent du plaisir à écrire et qu’ils ressentent, aussi, toute la profonde poésie de la nature — et il en est qui sont de vrais poètes — ces notes, jetées le soir ou le lendemain des sorties sur les pages d’un modeste cahier d’écolier, deviendront de charmants récits pleins de vie et de vérité. Car, écrits à peine l’action terminée, ils en rapporteront tous les détails vécus et l’expression des émotions ressenties dont ils sont encore tout imprégnés.

Notez bien que ce ne sont pas des écrits destinés à la postérité, encore que celui qui, dans les papiers de famille, a la chance de trouver de telles relations couchées sur de vieilles feuilles jaunies, éprouve la plus grande des joies à les lire s’il est lui-même chasseur. Ils sont écrits uniquement pour le plaisir intime de l’auteur, pour celui de se remémorer d’heureux exploits, des journées pleines de joies, de déconvenues aussi. Les jours de malchance ; certains détails, que le temps aurait peut-être effacés dans l’oubli, restent là, consignés en noir sur blanc, et toujours prêts à revivre à leur lecture.

Ces « livres de chasse » valent certes mieux que les simples carnets où ne figurent, dans leur sécheresse de colonnes et de chiffres, que le détail des victimes par journée et le nombre de coups tirés, ce qui à mon avis n’a que l’intérêt d’une statistique à laquelle manquent la saveur et l’intimité des souvenirs.

Que les jeunes chasseurs, entrés récemment dans la carrière, essaient de consigner ainsi, sur les feuilles d’un cahier uniquement destiné à cet usage, les péripéties de chacune de leurs parties de chasse. Qu’ils n’y ménagent aucun détail. Sur le moment, dans toute la fraîcheur de leurs souvenirs, cela pourra leur sembler superflu et de peu d’intérêt. Mais au bout de quelque temps, au fur et à mesure que passeront les jours et qu’une année aura remplacé l’autre, ils trouveront un agrément profond à revivre un passé qui, chaque jour, s’éloigne un peu plus. Ils pourront comparer les conditions de chasse d’hier et d’aujourd’hui, les variations dans les passages de gibier, dans la densité de telle ou telle espèce, constater des disparitions ou des accroissements de certaines variétés d’oiseaux, des modifications dans l’état des lieux où ils ont vécu et couru. Et puis, quand viendront les vieux jours, quand les jambes ne seront plus assez jeunes pour faire les grandes randonnées d’antan et devront se contenter d’une petite sortie hebdomadaire ; quand, enfin, ce sera la retraite forcée et que l’on aura passé le flambeau, alors, le soir, sous la lampe, ou durant les après-midi d’hiver quand le mauvais temps vous cloue entre quatre murs, qu’elle sera douce l’évocation de toute une vie de chasseur contenue dans ces feuillets.

Que tous ceux donc qui aiment la chasse non pas tant pour le nombre de pièces abattues que pour toutes les autres joies qu’elle procure, joies saines, sportives et pleines d’enseignements ; pour les claires aurores et les crépuscules voilés ou rutilants ; les paysages champêtres, simples ou grandioses, selon les saisons et les lieux ; la beauté des bourgeons qui éclosent et des frondaisons qui meurent ; la vie intime des bêtes, si passionnante et combien ignorée ; que tous, dis-je, non seulement les débutants mais aussi ceux plus âgés mais qui ont encore devant eux un long avenir cynégétique, essaient de tenir cette espèce de « livre de raison » de la chasse où se déroulera, tel un film passionnant, le curriculum vitæ des belles années consacrées au culte de Diane. Je suis sûr que, plus tard, ils ne s’en repentiront pas.

Je regrette, pour ma part, de ne l’avoir pas fait. À présent, il est trop tard, hélas ! et l’on ne revient pas en arrière. Cependant, j’ai pu tout de même, grâce au Chasseur Français, transcrire, pour ses lecteurs — pour moi aussi, — un grand nombre des événements les plus marquants, ou dont le souvenir est resté le plus vivace, de mon existence de chasseur. Mais la multitude des autres est restée accablée sous le nombre et l’oubli. J’ai même eu, il y a quelques années, le plaisir de voir rassemblés, en un modeste recueil, ceux jusqu’alors parus. J’aime ce petit livre, dont le titre, En chassant à travers champs, bois et marais, dit bien tout ce qu’il renferme. Je l’aime comme on aime un bon compagnon et c’est souvent qu’aux heures d’ennui ou de lassitude j’en relis quelques pages. Non point, certes, par vaine gloriole d’auteur, mais parce qu’il est pour moi le définitif témoignage de tant d’heureuses journées de chasse qui, durant un quart de siècle, ont enchanté et jalonné ma vie.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°630 Août 1949 Page 581