Le Chasseur Français d’avril a donné dans ses échos
une intéressante communication sur la genette. Monsieur C. Martel y
signalait des articles de la presse du Centre annonçant qu’un chasseur avait
tué aux environs de Clermont-Ferrand un animal étrange, aux oreilles pointues,
à la peau mouchetée comme une panthère, à la queue fournie. D’après ces
journaux, il s’agirait de la « bête du Velay » qui ravageait
bergeries et poulaillers et que cette bête serait une genette d’Algérie !
Comme si celle de France ne suffisait pas ! Monsieur Martel s’étonne
d’ailleurs « de ce qu’une genette puisse s’attaquer à des moutons, à
moins, dit-il, que les genettes africaines soient d’une taille exceptionnelle.
Car notre genette à nous était un gracieux animal de la taille d’un chat et
même au-dessous, fort répandu en France autrefois. » Il ajoute que ce
petit animal a presque disparu et demande s’il n’y aurait rien à faire pour le
préserver de la disparition totale. Il serait heureux, termine-t-il, d’avoir
là-dessus l’opinion des chasseurs.
J’ai vu plusieurs fois des genettes d’Algérie, j’ai failli
en acheter une vivante que des Yaouleds marchandaient sur la route de La Calle
à Tabarka, mais j’avais à continuer un long voyage vers le Sud tunisien, elle
m’eût embarrassé dans les hôtels, et malgré le prix modique qu’ils en
demandaient (un douro : cent sous), je la leur ai laissée. À regret.
C’est dans cette région montagneuse, fourrée de
hautes bruyères et d’arbousiers sous les chênes-lièges, qu’elle serait le plus
commune. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne la rencontre pas ailleurs, même en
des endroits fort civilisés. Mon jardinier Mustapha m’a précisé en avoir piégé
une à Kaddous, en banlieue d’Alger. En sa compagnie, moi-même qui habitais tout
près du Palais du Gouverneur, un quartier de villas et de grands jardins, j’en
ai surpris une épiant mes volailles à travers un grillage. Nous n’avions pas de
fusils. Se sentant aperçue, elle disparut d’un bond derrière un palmier et, de
là, se déroba sous de larges feuilles d’acanthes. C’est en vain que je la
guettai plusieurs fois, elle ne revint plus.
Je ne décrirai pas la genette de France. Les colonnes du Chasseur
Français, et maints ouvrages récents — Oberthür, Paul Mégnin, Chaigneau,
Benech — en ont traité fort en détail. Le terme « fourrure de
panthère » est très indicatif : « gris fauve » précise Oberthür,
« gris fauve » indique une excellente litho coloriée d’un Buffon que
j’ai sous les yeux. Ce serait là une des différences avec sa sœur africaine que
j’ai vue d’un gris beaucoup plus franc. L’autre différence est dans la taille.
C’est d’ailleurs un fait connu qu’à nos animaux de France correspond une taille
bien plus médiocre pour l’espèce nord-africaine, qu’il s’agisse de bœufs, de
chevaux, de cerfs, de chèvres, de sangliers, de lapins ou de lièvres. Les
auteurs admettent pour notre genette un bon mètre de long (dont moitié pour la
queue) et de 3 à 5 livres. Je crois que, pour sa sœur algérienne, 3 livres
seraient un maximum. Cela suffit pour indiquer qu’elle n’est pas cette « bête
du Velay » qui étranglait les moutons auvergnats, comme jadis la « bête
du Gévaudan » croquait les gentilles bergerettes.
En ce qui concerne la disparition de notre genette
française, je n’y crois guère. Simplement, ses mœurs essentiellement nocturnes,
son habitat dans les lieux les plus fourrés et les plus déserts lui permettent
de passer inaperçue. Elle pratique d’instinct le proverbe : « Pour
vivre heureux, vivons cachés. » Son existence retirée la rend donc plus
justiciable du traquenard que du fusil. Mon excellent ami Henri Debats,
qui opère en Bigorre, en m’indiquant ses réussites, m’a donné là-dessus les
détails les plus précis. Il est vrai que c’est un piégeur et un chasseur hors
de pair, et si je ne craignais d’offenser sa modestie, j’indiquerais le total
de ses prises de fourrures, il est impressionnant.
« La genette, me dit-il, sans être abondante en
Bigorre, s’y rencontre davantage depuis quelques années. » Il attribue ce
fait à des déboisements et défrichements effectués dans le Béarn voisin. Alors
que, durant vingt-cinq ans, ses captures ne comprenaient pas de genettes, il en
a pris un certain nombre en ces derniers temps, trois tout récemment. Il opère
au piège rond de 15, couverture de feuilles mortes, en coulées, au saut chaque
fois qu’il est possible, en terrain boisé, sur sente longeant un ruisseau. Les
bois voisins de chez lui, les Peyrouses, le Marmajou sont parfaits pour cela.
Il ajoute une observation bien digne d’être signalée : une fois prise, la
genette se défend mal, elle ne ravage pas la végétation autour de l’attache
comme le feraient le putois et la fouine, elle est fragile à la mort et ne
posséderait pas, de loin, la farouche vitalité de nos autres petits
fauves. Pénitente et fragile, me dit-il, manquant du courage voulu pour
s’amputer. Ces remarques lui ont été confirmées par des camarades qui ont tué
ou pris des « chats tigres », comme on les baptise en cette région.
Ces observations, me dit mon ami Debats, impliqueraient-elles un atavisme
ancestral d’animal semi-domestique ? Ceci confirmerait l’histoire ou la
légende de la genette trouvée par Charles Martel après la bataille de Poitiers
dans les bagages abandonnés par les Sarrasins. Ainsi nous aurions envers eux
une dette de gratitude puisqu’ils auraient doté notre pays d’un charmant petit
animal.
Quant à moi, moins heureux que mon ami, je n’ai pas de
genette à mon tableau, et je n’ai jamais vu celle de notre pays, puisque
entrevoir une bête au saut d’une allée, ce n’est pas voir.
Au printemps 1919, je rentrais de l’armée et me trouvais sur
notre propriété marchoise, en congé fin de campagne. Notre commune passion pour
la chasse m’avait solidement acoquiné avec l’un de nos métayers, le vieil
Alexandre. C’était un beau type de veneur rustique, car avec un équipage de
deux chiens seulement il s’était composé tout un code de petite vénerie auquel
il n’eût dérogé pour rien au monde, et lorsque sa meute menait droit et raide,
nulle considération d’agrément ou d’intérêt ne la lui eût fait rompre. Digne Lessandre,
il chasse maintenant avec saint Hubert, après une vie qu’il dut passer tout
entière derrière son fusil, car du grand diable si jamais quelqu’un le vit
derrière les mancherons de sa charrue. Pour ce travail servile, il avait ses « drôles ».
Il me suffisait de paraître dans la cour du Petit Champière :
— Hou ! Jeannetou, tu dirâ aux garçous d’ana
tourna l’guéret en d’sus l’étang, pasque mé, fau qu’i vaï faire veire ;
l’pays au gend’ de nout’ Maître.
Même alors qu’il était sur ses fins, pris par les pattes,
les membres noués de goutte, et qu’il radotait un peu, il chassait ;
toujours en esprit, et si je venais m’asseoir au coin du feu près de son
fauteuil d’infirme, il ressassait pour moi le souvenir de chacun de ses lièvres
— et la liste en était longue :
« Alors, alle s’o arrachâ de d’sous un pied d’chou, j’y
ai levé mon fusil et j’y ai dit : toi, tu es morte ! Tant d’ièbes
qu’i aï tuâ ! d’la centainé et do mille ! Ah ! j’ons t’y donc passâ
eune boune vie ... »
Durant qu’il était de ce monde et vaillant encore, tout son
luxe était dans ses chiens, l’incomparable Talbère et l’habile Farandole, deux
beaux bretons bourrus, à la gorge profonde, à la menée sûre. Et malgré le crâne
têtu de leur race, il les avait assouplis en ses mains expertes. « Avec
me, disait-il, il sont coume de chis couchants, i les feri passa dans un creux
de rat. »
De fait, je l’ai vu maintes fois réussir le tour de force de
les arrêter pile sur le débouler d’un lièvre. À l’époque de mon histoire, il le
fallait bien, puisque nous en étions à la fin de mars et que le lapin restait
seul encore toléré. Pauvre infortuné lapin, ce pelé, ce galeux, que notre
penchant pour la gibelotte a fait classer hypocritement « animal
nuisible ». Exactement comme la vipère et le lion !
Le père Lessandre et moi protégions donc les récoltes. Je me
demande encore lesquelles, puisqu’au flanc des coteaux limousins dont les
pentes raides tombent de Vras et de Fromentin vers les fonds ombreux du Ry Buzeau,
rien ne poussait qu’une brande épaisse, d’inextricables genêts au manteau d’or
— des balais, comme on dit chez nous — entrelacés de ronces et de
« bagoulians » — les églantiers qui réussissent si
magnifiquement en notre terroir. Un coin rêvé pour les lapins et les puants.
Talbère et Farandole menaient là dedans. Je m’étais posté
sur un méchant chemin, un passage plutôt, ouvert par le bétail à travers la
brande. Dix fois le lapin, obstiné à ne pas sortir, se faufilant invisible en
ses étroites coulées, était venu jusque devant mes jambes, dix fois il était
rentré dans l’épaisseur des ronciers, se jouant des chiens. Il prit enfin son
grand parti et sortit à l’opposé vers un boqueteau voisin, la meute à ses
trousses.
Las d’attendre un retour, je mis mon fusil à la bretelle
— la bretelle, l’ennemi no 1 du chasseur — et je
roulai une cigarette. C’est le moment précis où parut la genette ; en
trois bonds, elle avait franchi l’étroit chemin et s’était coulée dans une
petite lisière de brande, si étroite qu’elle ne pouvait nous échapper. Je
l’avais bien reconnue, avec sa fine tête pointue, son long corps souple, son
ample queue fournie, son pelage ocellé de petite panthère.
Il faut battre le fer quand il est chaud. Je hélai mon
compagnon, il rallia :
— Alexandre, vite, vite, je viens de voir passer une
genette, nous allons lui dire deux mots.
Le vieux, avec l’âge, prenait l’oreille dure, il se
méprit :
— Eune jeunesse ? Alors, m’sieur Ganeval en agira
bé tout seul, pasque mé v’là bé des annades qu’i chasse pus d’queu gibier.
— Mais non, père Lessandre, c’est point une jeunesse,
c’est une genette, ge-net-te, une espèce d’animal, moitié fouine et moitié
chat, qui mange les nids d’oiseaux et qui saigne les lapins. Dans ce petit bout
de brande de rien du tout, elle est à nous.
Mon homme se gratta l’oreille, en vieux paysan qui craint la
nouveauté. À l’idée de rompre une belle menée pour prendre le pied d’un animal
bizarre, il fit la grimace. J’insistai, il consentit mollement, corna des tons
de rappel avec une telle absence de conviction que ses chiens continuèrent à
gratter au trou où leur lapin avait fini par terrer.
— I vous disé bé, guettez donc, ils veulan pas v’ni.
Lorsqu’ils se décidèrent, longtemps après, et que sans
enthousiasme le vieux leur livra la voie, tout sentiment s’en était envolé.
C’était écrit, je ne connaîtrais la genette de France que
par une litho de mon Buffon et les crayons d’Oberthür.
Le soir, durant notre longue retraite nocturne, en remontant
la côte de la Borgèse, le coupable voulut m’en consoler :
— M’sieur Ganeval comprin, i pouvions pourtant point
risqua d’gâta l’nez de noutés chis après c’t’espèce de chat bâtard, qui vaut ré
par le civet, et que la pée, à qual saisou, l’chiffounie n’en voudri pas douna
vingt sous par beure chopine chez Marsaudon.
Dans la vie, le mieux est d’être philosophe. Je répondis
comme le gendarme :
— Alexandre, vous avez raison.
Albert GANEVAL.
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