Accueil  > Années 1948 et 1949  > N°630 Août 1949  > Page 596 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

Jeunesse

En mai dernier, Moujica a gagné Bordeaux-Paris, uniquement parce que sa machine humaine était intacte.

Il a gagné avec ses vingt-deux ans, sans avoir à faire appel à des réserves prodigieuses d’énergie, ni à distribuer un héroïsme dramatique et tapageur, sans être hideux ...

Le vainqueur incontestable de la plus grande course cycliste qui soit fut lucide de Bordeaux à Paris.

Oui, de la plus grande course de bicyclettes ; car peu nous importe les victoires acquises depuis par qui que ce soit, anciens ou nouveaux, jeunes ou vieux. Toutes ont subi l’esprit d’équipe, la convention platonique ou intéressée, la domesticité et le sacrifice au profit d’un maître, qu’il s’agisse de gagner une qualification ou de collecter un argent commun.

Tandis que Bordeaux-Paris est demeurée — et est même redevenue — une course d’hommes, surtout depuis que le cyclomoteur, qui remplace avantageusement et sans risque de faiblesse l’entraînement humain, a placé les coureurs sur un pied individuel d’égalité, sans avoir recours à d’autres services que ceux de deux entraîneurs dévoués.

Le jour où l’on rétablira l’entraînement depuis le départ (l’an prochain sans doute), Bordeaux-Paris sera sans bavure : pas trop rapide et pas trop dangereuse comme au temps des motos ou des autos ; pas trop lente ou trop incommode et assez incontrôlable, ainsi qu’il en fut souvent au sein d’immenses pelotons de cyclistes dont certains s’apparentaient, par la silhouette, aux coureurs eux-mêmes.

Le cyclo Derny a été le moyen terme, efficace, qui n’aspire pas le coureur, mais le protège seulement. D’où la nécessité d’être fort, puissant, jeune, de pouvoir récupérer sans trop tarder et avec la perspective d’imposer soi-même sa valeur dans les côtes.

— Je suis content d’avoir gagné, déclare le coureur fourbu qui n’a souvenir cérébral ou intellectuel que de cette phrase toute faite ...

— Auriez-vous un peigne à me prêter, s. v. p. ?

Ainsi s’exprima Moujica après avoir accompli, sur sa lancée, le tour de piste au Parc des Princes.

C’est qu’il avait à se présenter devant l’aréopage de la tribune officielle, puis à saluer, bouquet en mains, les quarante mille spectateurs du vélodrome dont aucun, à cette minute même, aurait accusé le cyclisme d’être cruel et meurtrier ...

Voir un jeune homme bien coiffé (il prit le temps de faire « sa raie »), ayant le geste souple et le sourire engageant et plaisant ... Savoir qu’il a 600 bornes dans les jambes qui ne semblent pas lui peser est réconfortant ...

 ... Et encourageant.

Moujica, à l’arrivée de Bordeaux-Paris, fut un ambassadeur, sans le savoir — et même si nous reprenons un terme que l’usage abusif a entamé — du cyclisme ...

*
* *

Sans tomber dans une outrance de mauvais aloi, j’estime que la compétition devrait être l’apanage de la jeunesse et à elle réservée. La beauté du geste serait éternelle, fût-il, ce geste, celui d’un pédaleur de longue distance.

Un irascible m’affirmait, récemment, que les anciens qui durent trop finissent par nuire à la renommée de leur propre sport ; qu’on se lasse d’eux parce qu’on sait comment ils courent et qu’on peut croire dans le public qu’un sort leur est réservé.

— Toujours les mêmes, dit-on trop souvent. Et mon interlocuteur d’ajouter :

— Que fait-on des chevaux de pur sang qui ont gagné assez de courses ? Ne les retire-t-on pas de la compétition pour les rendre à une destination plus soyeuse ?

J’étais médusé ... Et cependant !

Je rétorquai que si l’ancien, honni et banni, demeure le plus fort, le plus vite, le plus résistant, pourquoi céderait-il sa place à un jeune ?

Je songeai, hélas ! aussitôt qu’il était souvent difficile, sinon impossible à un jeune de prouver qu’il est le meilleur, tant le cyclisme est complexe.

*
* *

Les coureurs professionnels qui ont régné longuement, sur la piste notamment, où le jeu est plus ferme et les intérêts mieux traitables, ont ouvert derrière eux une ère d’appauvrissement.

Michard et Gérardin, Sérès et Grassin, Wambst et Lacquehay ont-ils été vraiment remplacés ? Certes non ...

Les routiers purement français de classe exceptionnelle : Lapize, Henri Pélissier, Georges Speicher, l’ont-ils été eux-mêmes ?

L’étude vaudra d’en être reprise un jour, car sur ce terrain il y aura moult propos à tenir, ne serait-ce qu’au regard de la pureté du sang français en matière cycliste ... tant il semble que l’interpénétration italienne, espagnole ou polonaise, ait influé sur nos valeurs.

*
* *

En sports athlétiques les Américains, d’une olympiade à l’autre, procèdent à de complets changements à vue dans leurs effectifs ... Dans l’intervalle, les champions sont devenus des hommes.

Paul Ruinart, docteur en cyclisme, ne s’intéresse en rien à un champion après vingt-cinq ans, et il a ses raisons.

Ludovic Feuillet, lui, docteur es médecine et cyclisme, écarte irrémédiablement le sujet dont les hanches s’épaississent ... Et cela arrive plus tôt qu’on ne le croit généralement. Il s’est rarement trompé sur la fin de carrière d’un champion.

*
* *

Ce qui précède milite en faveur de la jeunesse, et mon ami Louis Gérardin, s’il lit cette chronique, ne m’en voudra pas de m’être fait l’écho de propos qui ne doivent pas être considérés comme désobligeants ; encore moins pour lui qui est demeuré le prototype le plus fameux, le plus loyal et le plus valeureux du champion qui dure ...

Vingt années, environ, de tout premier plan ... Et autant sous les couleurs du club de ses débuts qu’il ne changea jamais : celles de l’A. C. Boulogne-Billancourt.

René CHESAL.

Le Chasseur Français N°630 Août 1949 Page 596