En mai dernier, Moujica a gagné Bordeaux-Paris,
uniquement parce que sa machine humaine était intacte.
Il a gagné avec ses vingt-deux ans, sans avoir à faire appel
à des réserves prodigieuses d’énergie, ni à distribuer un héroïsme dramatique
et tapageur, sans être hideux ...
Le vainqueur incontestable de la plus grande course cycliste
qui soit fut lucide de Bordeaux à Paris.
Oui, de la plus grande course de bicyclettes ; car peu
nous importe les victoires acquises depuis par qui que ce soit, anciens ou
nouveaux, jeunes ou vieux. Toutes ont subi l’esprit d’équipe, la convention
platonique ou intéressée, la domesticité et le sacrifice au profit d’un maître,
qu’il s’agisse de gagner une qualification ou de collecter un argent commun.
Tandis que Bordeaux-Paris est demeurée — et est même
redevenue — une course d’hommes, surtout depuis que le cyclomoteur, qui
remplace avantageusement et sans risque de faiblesse l’entraînement humain, a
placé les coureurs sur un pied individuel d’égalité, sans avoir recours à
d’autres services que ceux de deux entraîneurs dévoués.
Le jour où l’on rétablira l’entraînement depuis le départ
(l’an prochain sans doute), Bordeaux-Paris sera sans bavure : pas trop
rapide et pas trop dangereuse comme au temps des motos ou des autos ; pas
trop lente ou trop incommode et assez incontrôlable, ainsi qu’il en fut souvent
au sein d’immenses pelotons de cyclistes dont certains s’apparentaient, par la
silhouette, aux coureurs eux-mêmes.
Le cyclo Derny a été le moyen terme, efficace, qui n’aspire
pas le coureur, mais le protège seulement. D’où la nécessité d’être fort,
puissant, jeune, de pouvoir récupérer sans trop tarder et avec la perspective
d’imposer soi-même sa valeur dans les côtes.
— Je suis content d’avoir gagné, déclare le coureur
fourbu qui n’a souvenir cérébral ou intellectuel que de cette phrase toute
faite ...
— Auriez-vous un peigne à me prêter, s. v. p. ?
Ainsi s’exprima Moujica après avoir accompli, sur sa lancée,
le tour de piste au Parc des Princes.
C’est qu’il avait à se présenter devant l’aréopage de la
tribune officielle, puis à saluer, bouquet en mains, les quarante mille
spectateurs du vélodrome dont aucun, à cette minute même, aurait accusé le
cyclisme d’être cruel et meurtrier ...
Voir un jeune homme bien coiffé (il prit le temps de faire
« sa raie »), ayant le geste souple et le sourire engageant et
plaisant ... Savoir qu’il a 600 bornes dans les jambes qui ne
semblent pas lui peser est réconfortant ...
... Et encourageant.
Moujica, à l’arrivée de Bordeaux-Paris, fut un ambassadeur,
sans le savoir — et même si nous reprenons un terme que l’usage abusif a
entamé — du cyclisme ...
* * *
Sans tomber dans une outrance de mauvais aloi, j’estime que
la compétition devrait être l’apanage de la jeunesse et à elle réservée. La
beauté du geste serait éternelle, fût-il, ce geste, celui d’un pédaleur de
longue distance.
Un irascible m’affirmait, récemment, que les anciens qui
durent trop finissent par nuire à la renommée de leur propre sport ; qu’on
se lasse d’eux parce qu’on sait comment ils courent et qu’on peut croire dans
le public qu’un sort leur est réservé.
— Toujours les mêmes, dit-on trop souvent. Et mon
interlocuteur d’ajouter :
— Que fait-on des chevaux de pur sang qui ont gagné
assez de courses ? Ne les retire-t-on pas de la compétition pour les
rendre à une destination plus soyeuse ?
J’étais médusé ... Et cependant !
Je rétorquai que si l’ancien, honni et banni, demeure le
plus fort, le plus vite, le plus résistant, pourquoi céderait-il sa place à un
jeune ?
Je songeai, hélas ! aussitôt qu’il était souvent
difficile, sinon impossible à un jeune de prouver qu’il est le meilleur, tant
le cyclisme est complexe.
* * *
Les coureurs professionnels qui ont régné longuement, sur la
piste notamment, où le jeu est plus ferme et les intérêts mieux traitables, ont
ouvert derrière eux une ère d’appauvrissement.
Michard et Gérardin, Sérès et Grassin, Wambst et Lacquehay
ont-ils été vraiment remplacés ? Certes non ...
Les routiers purement français de classe
exceptionnelle : Lapize, Henri Pélissier, Georges Speicher, l’ont-ils été
eux-mêmes ?
L’étude vaudra d’en être reprise un jour, car sur ce terrain
il y aura moult propos à tenir, ne serait-ce qu’au regard de la pureté du sang
français en matière cycliste ... tant il semble que l’interpénétration
italienne, espagnole ou polonaise, ait influé sur nos valeurs.
* * *
En sports athlétiques les Américains, d’une olympiade à
l’autre, procèdent à de complets changements à vue dans leurs
effectifs ... Dans l’intervalle, les champions sont devenus des hommes.
Paul Ruinart, docteur en cyclisme, ne s’intéresse en rien à
un champion après vingt-cinq ans, et il a ses raisons.
Ludovic Feuillet, lui, docteur es médecine et cyclisme,
écarte irrémédiablement le sujet dont les hanches s’épaississent ... Et
cela arrive plus tôt qu’on ne le croit généralement. Il s’est rarement trompé
sur la fin de carrière d’un champion.
* * *
Ce qui précède milite en faveur de la jeunesse, et mon ami
Louis Gérardin, s’il lit cette chronique, ne m’en voudra pas de m’être fait
l’écho de propos qui ne doivent pas être considérés comme désobligeants ;
encore moins pour lui qui est demeuré le prototype le plus fameux, le plus
loyal et le plus valeureux du champion qui dure ...
Vingt années, environ, de tout premier plan ... Et
autant sous les couleurs du club de ses débuts qu’il ne changea jamais :
celles de l’A. C. Boulogne-Billancourt.
René CHESAL.
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