Il est curieux de constater combien la réunion de
Westminster fut peu commentée dans la presse française, au contraire d’autres
réunions internationales jugées plus spectaculaires parce que davantage
politiques. Pourtant ce dont on discutait était d’importance, ni plus ni moins
que de la prochaine organisation à donner à l’économie de l’Europe de demain.
De quoi s’agit-il exactement ? À la base une idée très
juste, ou tout au moins une constatation : c’est que le morcellement de
l’Europe (celle de l’Ouest uniquement, puisque pour le moment il ne peut se
discuter d’autre chose) en un certain nombre d’économies étrangères et dans
certains cas ennemies les unes des autres ne peut être qu’une cause de manque à
gagner, de misère et de bas niveau de vie. Il est certain qu’il serait
préférable à tous les points de vue que, depuis la Sicile jusqu’à l’Islande,
l’espace européen fût libre de toutes barrières, que les matières premières et
les produits puissent librement circuler au grand bénéfice des quelque 250 millions
d’Européens de diverses nationalités. Autrement dit, que nous puissions opposer
aux masses économiques russe et américaine une masse d’un potentiel équivalent.
Il est indéniable que le morcellement économique de l’Europe
empêche celle-ci d’utiliser ses ressources au maximum. Et il est non moins
certain que cette situation ne peut se prolonger sans péril grave, les derniers
débouchés européens se fermant les uns après les autres : ce qui implique
l’obligation de vivre sur nous-mêmes, sur nos propres ressources.
Mais si l’union économique de l’Europe est désirable,
est-elle possible ? Est-ce que les différentes nations peuvent abdiquer de
tout ou partie de leur souveraineté économique, sans en même temps abdiquer de
façon équivalente sur le plan politique ? Et dans l’affirmative, est-ce
que les différents États pourraient imposer à leurs opinions nationales
respectives des solutions, peut-être raisonnables à longue échéance, mais
heurtant nombre de préjugés très vivaces dans l’immédiat ? D’autant plus
que de tels accords ne seraient pas sans faire de nombreuses victimes dans tous
les pays, parmi ceux dont l’activité professionnelle est plus ou moins protégée
par la muraille de Chine des douanes nationales.
Les faiseurs de plans et les amateurs de systèmes, bien
entendu, n’ont cure de toutes ces réalités, et à leur habitude nagent en pleine
utopie. Mais l’Europe n’est pas une surface rase, où les abstractions de
l’esprit peuvent trouver facilement à s’enraciner. Qu’on le veuille ou non,
l’économique est lié non seulement au politique, mais aussi au social. Et les
différences actuelles de niveau de vie des Calabrais ou des Andalous, d’une
part, et des Danois ou de nos Lillois, de l’autre, sont telles qu’une
planification est impossible. Et si l’on maintient les écluses de différences
de niveau sous forme de contrôle des changes ou de liberté monétaire tempérée
par des régimes douaniers, nous revenons tout bonnement à la situation de
toujours d’économies nationales et autonomes, même si des accords préférentiels
viennent quelque peu changer la toile de fond.
Aux disparités sociales, économiques et sans doute aussi
monétaires, viennent s’ajouter les données d’ordre national. Ici, les utopistes
à système comme les réalistes de l’Économie semblent sous-estimer la puissance
des impondérables qui constituent l’âme des nations. La référence donnée par
les États-Unis et l’exemple qui serait à suivre ne tiennent pas debout. La
formation possible de l’Europe n’a rien à voir avec celle des États-Unis,
laquelle a été amenée par l’acte volontaire d’individus isolés qui avaient tous
un idéal commun, celui de ne plus vouloir être européens, de ne plus rien avoir
à faire avec l’Europe dont ils ne voulaient plus entendre parler pour une
raison ou pour une autre (sentiment latent et permanent en Amérique, et que les
isolationnistes illustrent très bien). Cette formation lente et individuelle ne
peut être comparée à celle, somme toute artificielle, qui serait celle possible
d’une Europe unifiée de demain.
Et croire que les données froides de la raison pourraient
être opposées le cas échéant aux instincts profonds des divers nationalismes
est une preuve de méconnaissance absolue des réalités : les peuples
dirigés par la raison et non plus par leurs sentiments ou leurs passions, cela
serait vraiment une nouveauté. Et même, pour rester dans le domaine du froid
calcul, si l’intégration en une plus vaste Europe de la France, de l’Italie, de
la Suisse, d’autres encore, peut être envisagée sans trop de déraison, qu’en
serait-il de la Grande-Bretagne ? Laquelle ne peut devenir européenne sans
briser ses liens avec les Dominions d’outre-mer, donc devenir de plein gré une
nation de second ordre.
Ce sont toutes ces données qui nous laissent personnellement
très sceptiques quant aux suites possibles et surtout prochaines de véritable
union économique européenne. D’autant plus, comme nous le disons plus haut,
qu’une telle union amènerait presque partout, et surtout en France, des
sacrifices énormes. Car, en effet, il ne faut pas oublier que de nombreuses
branches de notre activité nationale ne sont viables que parce que protégées
par des droits de douane formidables (l’on parle de 130 p. 100 pour
l’industrie du sucre par exemple), droits protecteurs qui remontent tellement
loin que toute adaptation des industries ou des cultures est impossible. Il en
serait de même pour cette sorte d’industrie privilégiée qu’est l’Inscription
maritime, et aussi en fait pour nos houillères aujourd’hui nationales, mais
toujours aussi incapables qu’auparavant de lutter contre la concurrence
étrangère. Et pour combien d’autres activités majeures cela serait la même
histoire ...
Ceux qui disent qu’en dehors de la solution Europe il n’y a
d’autres solutions que la révolution ou l’invasion ont peut-être raison, mais
comme la réalisation de l’Europe par voie autoritaire amènerait en France, pour
les uns l’obligation de se transformer ou de s’adapter — si matériellement
possible — et pour un très grand nombre l’obligation de disparaître, nous
aurions là aussi la révolution qu’on se flatterait d’éviter. Et une révolution
économique accomplie au seul bénéfice de certains étrangers. Certes l’échéance
de 1952 qui marquera la fin de l’aide Marshall s’avère un cap dangereux à
passer. Raison de plus pour pousser à fond la mise en valeur de l’Afrique, qui
reste pour nous la meilleure solution et la plus raisonnable.
C’est pourquoi nous croyons qu’il ne faut pas trop
s’émouvoir sur le plan épargnant des données apocalyptiques qui résulteraient
pour beaucoup d’entreprises françaises de l’application intégrale des
impératifs de l’union européenne. Certes, nos sucreries à betteraves
constituent un non-sens économique, et pas mal d’autres activités maîtresses
aussi. Mais comme la betterave est liée au blé, lequel blé ... ce qui nous
mène finalement très loin. Et d’ici là, il passera beaucoup d’eau sous les
ponts.
Marcel LAMBERT.
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