Au matin, nous sommes à Kirkouk, petite ville célèbre dans
le monde entier par ses champs de pétrole, la nouvelle richesse de l’Orient,
qui remplace aujourd’hui les splendeurs finies de Babylone et de Ninive, et que
l’Occident lui suce par un tuyau.
Après le bain de poussière dans la chaleur du wagon, la soif
vous serre la gorge. Vite au bistrot ! Le tombeau de Daniel attendra.
Les dieux de Chaldée me conduisent dans un bar boui-boui où
fréquentent les employés anglais des Pétroles.
O bistrots adorables ! Paradis à l’ombre des
bouteilles, consolation des affligés, comme sont pour les millionnaires en
voyage ces Ritz anonymes où partout ils retrouvent larbins, armoires à glace,
menus de luxe et étiquettes pour valises.
Jean Cocteau, dans son inoubliable Premier Voyage autour
du monde, s’arrêtait volontiers aux mauvais lieux. Léon-Paul Fargue aurait
sans doute préféré les cafés ...
Population bigarrée : Turcs, Arabes, Turcomans, Kurdes
en pantalons Charleston, Syriens, Arméniens, Chaldéens, Juifs aussi, qui se
disent descendants des Juifs de la troisième Captivité, emmenés par
Nabuchodonosor, et qui emploient l’alphabet araméen, comme certains Chaldéens.
Si on y ajoute les éléments anglo-franco-hollandais des Pétroles et les
vestiges de l’influence allemande, c’est bien ici la terre de la confusion des
langues.
La vieille mosquée de la ville haute renferme les tombeaux
de Daniel, d’Ézéchiel et d’Ananias. Réveillons nos souvenirs bibliques : Ananias,
jeune Hébreu emmené captif à Babylone et jeté comme Daniel dans une fournaise
ardente, joua le bon tour, à son persécuteur, d’en ressortir vivant. Ézéchiel,
lui, sut en tant que prophète pimenter ses prophéties de quelques grivoiseries
assez salées. Le Seigneur, en outre, lui commandait, assurait-il, de cuire ses
aliments sur des excréments humains desséchés — méthode banale, du reste,
à part l’origine du combustible. Quant à l’éloquent défenseur de la chaste
Suzanne, faut-il rappeler sa brillante et rapide fortune dans les
cauchemars ? (Il n’est pas certain que ce soit là sa vraie sépulture, car
Suse — cette ville au nom d’apéritif, comme dit un de mes amis — la
réclame aussi.)
Une cage en treillage, tendue d’un voile poussiéreux, abrite
le tombeau. Les fidèles viennent y fixer des cadenas avec lesquels ils attachent
censément leurs maladies, pour s’en débarrasser.
De par Allah, la montée au minaret est interdite aux
Européens. Mais cent sous au mullah fléchissent le Seigneur. La vue les vaut.
Le regard s’étend sur des kilomètres de plaine marquée par les taches blanches
des karis, puits de pierre qui datent de l’antiquité et que relient entre eux
des souterrains. Les petits monticules de déblais mouchettent le sol.
Les champs de pétrole. Usines, condenseurs,
tuyauteries, fils de fer barbelés. Tout à côté, le gaz enflammé s’échappe des
solfatares, en combustion depuis des dizaines de siècles : ce pourrait
bien être la fournaise ardente du livre de Daniel. Aujourd’hui, les ménagères
de Kirkouk, délivrées des saintes frayeurs d’antan, viennent y faire chauffer
tout bonnement leurs marmites. Sic transit ...
Ailleurs, on a canalisé dans des tubes dressés sur le sol
les vapeurs incandescentes. Leur flamme, à peine visible sous le soleil,
illumine le ciel après la tombée du jour, et ainsi toute la nuit, à Kirkouk, une
immense lueur d’aurore clignote et rougeoie derrière le découpage sombre des
minarets et des palmiers.
Il est interdit de prendre des photos. « L’Angleterre
ne veut pas qu’on sache ce qu’elle manigance en cachette contre l’Irak »,
m’explique, avec un doigt sur la bouche, le jeune Arabe qui m’accompagne.
Pauvre Angleterre ! On la charge ici de tous les péchés d’Israël ...
et des autres. On ne peut assassiner personne, dans ce pays, sans que « la
main de l’Angleterre » ne soit aussitôt mise en cause. Peut-être
n’a-t-elle pas, non plus, la conscience très tranquille ?
Au premier forage du puits de Baba-Gourgour
— « Papa glou-glou » — on raconte que la pression fut si
forte qu’elle emporta les instruments et les projeta hors du puits. Le flot de
naphte, ce Pactole irakien, s’écoula jusqu’à Kirkouk, et seul un vrai miracle
empêcha qu’il ne prît feu et que la ville ne fût entièrement détruite.
Grâce à ces puits, le budget du pays est équilibré. Grâce à
eux, seul de son espèce, l’Irak a payé sa part de la dette ottomane ; et
même un peu plus, en grand seigneur !
Mosquée des derviches.
Ce n’est pas un couvent : les derviches, mariés, n’y
habitent pas et ne viennent que pour la danse ou pour de courtes retraites. Ce
sont de pauvres gens pour la plupart, groupés en une sorte de tiers ordre,
comme l’étaient jadis dans nos provinces ces artisans des confréries qui, aux
grandes fêtes, revêtaient leur costume et leurs insignes pour suivre les
processions.
Les derviches portent le titre de mevlevi, c’est-à-dire de
seigneurie. Quiconque le désire peut devenir derviche, et j’ai parfois rêvé,
moi-même, de finir mes jours parmi ces moines et de goûter avec eux ces
pâmoisons paradisiaques dont on dit si grand bien. L’initiation est
simple : au cours d’une danse inaugurale, le cheikh en extase crache dans
la bouche du néophyte — seul point qui tiédisse ma vocation — et le
sacre derviche ...
Ces hommes, de milieux très différents, se réunissent en
agapes au cours desquelles disparaissent les inégalités sociales. Nobles et
gueux, tous réduits à la même condition d’akki — de frère
— fraternisent et s’embrassent sur la bouche. On a, pour cette raison,
suspecté leurs mœurs : calomnie ! Ataturk, pourtant, les a supprimés,
comme Philippe le Bel avait aboli les Templiers, peut-être à cause de leur
caractère de société secrète à multiples ramifications.
Leur cheikh, très grand seigneur, n’a rien du moine oriental
sale et puant. Djemil Talabani el Kadri appartient à l’illustre famille des
Talabani. Cela se lit sur son visage, où luit un regard placide et
bienveillant ; une barbe soyeuse, ennoblit sa physionomie ; chacun de
ses gestes se pare d’une onctuosité toujours épiscopale ; même, il se sert
d’un mouchoir. Je sais déjà qu’il accueille chez lui les pauvres et qu’il baise
l’anneau de l’évêque chrétien quand il le rencontre. Nous sommes loin du
fanatisme étroit de certains Bagdadois bornés. On a raison de dire que les
derviches forment une élite de bonté, de tolérance et de courtoisie.
L’histoire des derviches, m’explique Djemil Talabani, remonte
aux temps bibliques. Jadis, dans les montagnes de Juda, des prophètes déjà
vivaient ensemble et exécutaient des danses religieuses.
— Rappelez-vous, me dit-il, le verset du psaume :
Louez le Seigneur au son des tambourins.
Louez-le par les cris et les exaltations ...
» Notre tradition rejoint les danseurs sacrés de
l’antiquité : le roi David dansait devant l’arche. Sur la terre même de la
Bible, la coutume s’est prolongée et il existe encore des derviches tourneurs
au mont Hyddas sur le Sinaï, avec lesquels nous sommes, en rapport.
— N’appartenez-vous pas vous-même à une famille dont
les origines se perdent dans les ténèbres de l’histoire ?
Le vieux cheikh sourit en inclinant la tête.
— Il est vrai, répondit-il. Quant à notre ordre, il a
été fondé par un Kurde Abd El Kader Gilani, enterré à Bagdad. Il eut son heure
d’éclat. Rappelez-vous que notre grand maître sacrait le sultan en lui
remettant l’épée d’Othman.
Je lui pose ensuite, sur l’essence même de leur rite,
quelques questions auxquelles il répond de bonne grâce.
— Nous autres derviches, dit-il, nous pratiquons la
danse comme une prière qui nous unit plus étroitement à Dieu. Notre âme entre
dans une sorte de bouillonnement et se mélange avec les éléments, devient
parcelle de l’Univers et touche à Dieu ...
Les cérémonies ont lieu aux veilles du vendredi et du mardi
jusqu’à minuit et Talabani me convie à la prochaine.
Jacques SOUBRIER.
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