ABEILLE est, dans maintes provinces, associée à la
vie même du foyer et aux fêtes du calendrier. Les avettes sont prévenues des
événements qui intéressent la famille. C’est ainsi que, au début de ce siècle,
en Basse-Bretagne, on entourait les ruches d’une étoffe rouge à la naissance
d’un garçon. Dans le même pays, dans les Vosges et en Gironde, le jour du
mariage on fixait sur la petite demeure de ces insectes un morceau de linge
voyant, surtout du rouge ; dans le Bocage normand, on arborait du blanc,
plus en rapport avec la cérémonie. En Basse-Bretagne, en cas de réjouissance,
on plaçait un drap rouge sur les ruches.
On croit aussi que la prospérité des mouches est en rapport
avec la santé de ses propriétaires. En Gironde, disait-on, vers 1900, leur nombre
diminue à mesure que le maître vieillit ; à sa mort, l’« esseneau »
s’en va. En Ille-et-Vilaine, lorsque le « patron » est décédé, les
gentilles et laborieuses ouvrières ne profitent plus et meurent dans
l’année ; dans l’Auxois, en cas de mort ou de départ, elles dépérissent.
Dans les Deux-Sèvres, on peut noter une croyance analogue : lorsqu’une
ruche meurt, il doit mourir quelqu’un dans la maison.
Aussi, lors des décès prend-on toutes sortes de précautions.
On annonce à ces bestioles le trépas du maître. En Eure-et-Loir, avant même de
prévenir le maire et le curé, on portait des rubans noirs aux ruches et on
disait : « Abeilles, petites abeilles, je viens vous avertir que
votre maître est mort. » Dans les Hautes-Vosges, on frappe les ruches avec
la main ouverte et on dit trois fois : « Votre maître est mort, vous
changez de maître ! » En Béarn, on leur tient une sorte de
discours ; en Normandie, on les prévenait par ces mots : « Mes
petites belles, votre père, ou votre oncle, ou votre sœur, etc., est mort. »
Pour s’assurer que les insectes avaient bien entendu, on frappait légèrement
avec une baguette sur la ruche jusqu’à ce qu’on perçût un léger bourdonnement.
À la mort, on fixe un chiffon noir sur le logis des
mouchettes ; dans la Mayenne, c’était un morceau de linge, le plus sale
que l’on pouvait trouver et ayant appartenu au défunt ; les abeilles, le
croyant toujours là, n’étaient point ainsi tentées de s’en aller. En Vendée,
cet usage n’avait lieu qu’au convoi de la maîtresse. En Béarn, on découvrait
les ruches et elles restaient dans cet état jusqu’après l’inhumation.
Dans les Vosges, nous apprend le Magasin pittoresque
de 1866, quand un chef de famille décédait, il était d’usage, dans presque tout
le département, de suspendre aux ruches un morceau d’étoffe noire ; sans
cette précaution, les abeilles partiraient dans les neuf jours ; aux
noces, l’étoffe était de couleur, parce que l’on tenait à faire participer les
petites bestioles à la joie générale.
Dans son joli livre sur la Provence, Mme Marie
Gasquet a, elle aussi, évoqué cette touchante coutume ; elle fait ainsi
parler une bonne vieille qui commente cet usage : « C’est que,
mademoiselle, les abeilles ne sont pas des bêtes comme les autres ; ce
sont des enfants de plus, des filles de la bonne espèce, et quand la mère du
mas vient à mourir, les abeilles doivent passer quarante jours de temps sous le
deuil pour rentrer leur miel. Elles comprennent, allez, en voyant ça, pourquoi
la fenêtre de la plus belle chambre est fermée ! » Et la vieille mère
Mousseline ajouta que, dans une boîte, elle avait préparé le deuil que l’on
devait arborer le jour de son trépas ...
En certaines régions de la Normandie, des Frères de Charité,
dits charitons, se chargent d’ensevelir les défunts. Ils se rendent
individuellement au domicile mortuaire ; là, ils se groupent et, si on y
élève des abeilles, la confrérie se rend d’abord au jardin et dépose un crêpe
sur les « mouches ». On croit que, sans cette précaution, elles
mourraient dans l’année. Un érudit local a publié dans les travaux de la grave
Académie de Rouen une curieuse note relatant un fait dont il a été le témoin.
Un homme était mort à la guerre (en 1914-1918) ; il fut, afin d’être
inhumé, ramené à son village natal et, de la gare, transporté directement à
l’église. Évidemment, les frères ne purent mettre leur étoffe noire sur les
ruches. Dans l’année, toutes leurs habitantes moururent. Coïncidence,
dira-t-on. Peut-être, mais tout de même curieuse !
Les abeilles étaient aussi, il n’y a pas encore très
longtemps, en quelque sorte associées aux fêtes chrétiennes ; on disait
même, en Côte-d’Or, qu’elles dépérissaient ou abandonnaient leurs ruches si
leur maître n’avait pas de religion.
En Orléanais, on posait à chaque ruche, sans parler à
personne, une branche de buis des Rameaux, afin de leur donner le pouvoir
d’essaimer à volonté. Au Val d’Ajol, dans les Vosges, on plaçait également un
morceau de buis béni sur les ruches pour empêcher leurs habitantes de les
quitter.
Dans les Hautes-Vosges, on nettoyait, le Vendredi Saint, le
coin réservé à ces industrieux insectes et on décorait chaque panier d’une
petite croix de cire afin d’assurer leur prospérité ; à la Fête-Dieu,
c’était des couronnes bénites que l’on disposait sur chaque case, afin de
préserver leurs occupantes des maladies ou des accidents. En Picardie, un
essaim qui, ce jour-là, s’établissait dans une ruche disposait, disait-on, un
gâteau en forme de Saint-Sacrement.
En Haute-Bretagne, si les abeilles essaiment le jour de la
Sainte-Anne, il y a, assure-t-on, un cierge au milieu d’une ruche, celle du
roi ; lors des fêtes de la Vierge, les rayons sont en cire et c’est la
ruche de la reine.
Dans le Loiret et la Côte-d’Or, le jour de l’Invention de la
Sainte Croix, on avait coutume de planter au sommet de chaque ruche une
croisette de coudrier ou d’aubépine bénite à la messe de ce jour-là.
Mais c’est surtout la Chandeleur qui est la véritable fête
des abeilles et cela se conçoit, puisque, en ce jour, le cierge à base de cire
est à l’honneur. En 1932, dans la région de Nevers, et surtout à Challuy, les
bonnes femmes, paraît-il, traçaient encore un cercle autour de leurs maisons et
frottaient de leur chandelle bénite tous les arbres qui se trouvaient dans ce
périmètre ; les insectes producteurs de miel y revenaient ainsi tout
naturellement lorsqu’ils essaimaient.
En dehors de ces usages en relation avec la vie humaine ou
le calendrier, les apiculteurs d’autrefois — et sans doute encore
d’aujourd’hui — observaient, religieusement, comme un rite sacré, une
foule de préceptes.
Dans la région d’Argentan, vers 1830, on ne pouvait se
procurer des « mouches » que par échange ou par don. « Vendre
ses abeilles, c’est vendre sa chance », écrit un auteur local. Il ne
fallait pas non plus jurer devant ces intelligentes bestioles, on s’exposait à
en être piqué ; il était recommandé de ne pas en tuer sans nécessité, car
on compromettait ainsi son propre bonheur. Dans la même région, on notait avec
soin leur comportement, qui servait de baromètre : lorsqu’elles
s’agitaient autour de leur petite maison et attaquaient les passants, c’était
un signe d’orage ; lorsqu’elles s’écartaient peu de leurs paniers, signe
de pluie. Après tout, ces indices météorologiques ont peut-être plus de vrai
que les pronostics radiodiffusés des offices nationaux qui, parfois, se
trompent lourdement !
Dans la Manche, au début du siècle dernier, on affirmait que
les avettes volées ne profitaient point au larron. On ne devait pas non plus
les acheter, ou si l’on voulait à tout prix transgresser cette interdiction, en
quelque sorte rituelle, il ne fallait pas marchander. Il était d’usage de leur
dire : « Belles, belles, abeilles, abeilles » ou :
« Mes petites belles. »
En Périgord, vers 1830, on croyait aussi que le
blasphémateur devait obligatoirement être piqué.
Le vol d’une ruche était autrefois puni très sévèrement. En
1393, en Bas-Quercy, l’auteur du larcin devait payer 60 sols, somme assez
considérable pour l’époque, de plus il devait faire le tour de la ville la
ruche au cou, et s’il ne pouvait pas payer, celle-ci était garnie de ses
bourdonnantes habitantes !
Dans les Deux-Sèvres, les avettes harcèlent les coureurs de
filles, dans d’autres régions elles s’attaquent à celles dont la conduite est
un peu légère.
À travers nos provinces, on peut noter, de-ci de-là, des
légendes où ce petit insecte joue un rôle ; ainsi dans la Mayenne, à Alexain,
une statue de la Sainte Vierge est environnée d’un essaim, conformément à une
belle histoire du temps passé, du temps qui attachait une importance — et
non sans raison — au respect dû aux bêtes, estimées, bien à tort,
stupides ...
Roger VAULTIER.
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