Accueil  > Années 1948 et 1949  > N°631 Septembre 1949  > Page 628 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

Sur les voies des migrations

S’il est un spectacle de la nature digne de retenir l’attention des hommes en général et des chasseurs en particulier, ce sont bien les déplacements qu’effectuent certains animaux dans l’espace et dans le temps, phénomènes connus sous le nom de migrations. L’imagination a toujours été frappée par la vue des exodes massifs, surtout lorsqu’ils ont un caractère inhabituel et qu’aucune raison bien apparente ne les justifie sur le moment.

Les migrations catastrophiques des lemmings sont particulièrement frappantes, et il faut bien reconnaître que ceux qui les ont vues ont dû être étonnés d’assister à la marche obstinée de tout un peuple d’animaux vers la mort.

Moins spectaculaire est la rencontre d’oiseaux inconnus. Je devine pourtant la surprise du chasseur qui, un jour, dans une plaine, tua un oiseau bizarre et apprit ensuite qu’il pouvait inscrire sur son carnet de chasse un syrrhapte paradoxal. Les déplacements massifs des animaux poussent les hommes à s’interroger sur la raison qui le provoque. En général, cela se borne à des considérations météorologiques. Parfois ils y mettent un certain mystère et l’approche de grands événements. Depuis longtemps on a voulu voir dans la présence des jaseurs de Bohème l’annonce de la guerre.

Les mouvements réguliers du gibier, qui coïncident avec les changements des saisons, ne sont pas considérés sous cet angle. L’intensité en est liée au temps qu’il fait ou qu’il va faire et l’explication paraît évidente. Mais si la température est déterminante, c’est parce qu’elle agit sur les deux raisons profondes qui rendent les migrations nécessaires aux deux besoins impérieux de tout être vivant : la nourriture et les amours. Aussi, pour assurer la satisfaction de ces deux besoins, dont le premier est permanent et le second périodique chez les animaux, il faut que ceux qui ne sont pas fixés recherchent tout au long de l’année des habitats favorables. C’est là pour les chasseurs une source inépuisable de jouissances. La chaleur, le froid, la neige, la sécheresse, la pluie modifient complètement les possibilités de manger et de procréer de certaines espèces. Les régions septentrionales sont accueillantes et pleines de ressources l’été, mais inhabitables l’hiver. Elles constituent le centre le plus important de la prolifération des animaux.

Chaque année, les mouvements généraux des migrations, surtout des migrations aviaires, se font lorsque l’époque est venue. Les hivers peuvent être rudes ou doux dans les régions tempérées, la zone polaire est toujours prise par les glaces et les voliers descendent vers le sud, s’arrêtant et se dispersant dès qu’ils trouvent à satisfaire leurs besoins dans les lieux où leur tranquillité est le mieux assurée. Il faut des températures très froides pour que, sur le mouvement général, se greffent des mouvements locaux parfois de grande amplitude, parfois pour certaines espèces se réduisant à quelques centaines de mètres où l’affolement du gibier le pousse à se grouper et à faire un passage mémorable au cours duquel sa méfiance est abolie jusqu’à la mort.

Car les longs voyages des oiseaux ne se passent pas en toute quiétude. Tout le long de la route, ils laissent de nombreuses victimes. Ils sont accompagnés par des oiseaux de proie qui prélèvent leur dîme. Les chasseurs les attendent à toutes les étapes. Le retour est cependant moins meurtrier que l’aller, bien que la « primaio » en Camargue et les « avrillots » dans l’Ouest soient souvent décimés, alors qu’ils sont déjà en plumage de noces et que beaucoup de ceux qui partent tombent dans l’agitation qui accompagne le départ. Heureusement que la nature veille sur leur conservation pour leur permettre de se reproduire dans des lieux qu’elle a agencés à cet effet, tels que les deltas marécageux des fleuves et la toundra polaire.

D’ailleurs, au cours de l’hiver, toutes les journées ne sont pas favorables pour la chasse du gibier de passage. Ainsi, pour la grive, il faut un temps froid et sec avec fort vent du nord. De même pour les passées au canard du soir et du matin, il faut des températures très basses ou un temps démonté. Je me souviens d’heures passées cet hiver en petite Camargue au crépuscule comme à l’aurore. Sur l’étang du Scamandre, avant que le soir tombe, des centaines de canards jacassaient avant de s’envoler pour faire leur nuit. Moments inoubliables et toujours nouveaux pour ceux qui les ont vécus. La nuit est venue, silencieuse. On ne voit que le ciel coloré de la lueur du couchant et l’étendue plate et noire du paysage où la manade s’est fondue. Le héron butor ahane inlassablement son gros soupir. L’air est calme et doux. Les bruits d’ailes se succèdent sans arrêt. Et l’on serre dans les mains le fusil qui ne servira pas, tandis que les yeux fouillent inutilement le ciel où les volatiles passent trop haut. Au bois, la bécasse reste dans les taillis qui la protègent ; le gibier est là, mais insaisissable.

Puis voici le mauvais temps. Aux affûts aux grives, aux passées aux canards, les fusils crépitent, les bécasses quittent les fourrés pour les endroits où elles peuvent se nourrir.

Le gibier de passage est considéré par beaucoup comme une manne dont il convient de s’emparer : canardières en Hollande où l’on fait également la cueillette des œufs de vanneaux, filets tendus sur les rivages des mers ou dans les étangs, gabions, appelants, palombières, pièges, hameçons, il est exploité tout le long de son chemin. On utilise contre lui le bateau à moteur et la canardière canon. Dans des villages, des fermes isolées vivent des professionnels de la chasse. Ils affûtent, piègent les oiseaux que leur apportent les saisons comme ils cueillent les fruits sauvages, ressources supplémentaires, quelquefois essentielles dans leur existence. Sur les Causses ou sur les plateaux méridionaux couverts de genévriers, la grive est en butte à toutes les convoitises. Certains bergers ont mille tendelles dressées qu’ils visitent chaque jour. La chasse aux cailles vertes, quoique défendue, se fait dans les plaines depuis toujours. Les impératifs de la nourriture et de la procréation sauvent les espèces, mais permettent aux hommes de prélever de nombreuses unités. Il faut voir avec quelle inlassable obstination les oiseaux viennent aux postes où le plomb les attend lorsqu’ils sont poussés par la faim. Ainsi certains lieux constituent par leur situation des affûts permanents et naturels, et des hommes y demeurent à cause de cela, malgré des conditions de vie difficiles. Les lois elles-mêmes favorisent cette exploitation : tolérances locales, temps d’ouvertures bien plus longs que pour les sédentaires, tout concourt à favoriser la capture des étrangers.

Le gibier de passage donne aux chasseurs des jouissances particulières. Il porte en lui le mystère de son origine. Lièvres, lapins et perdreaux ne sont pas des inconnus : on connaît, pourrait-on dire, leurs parents, leurs demeures, leurs habitudes. Mais les autres, on les attend et ils ne viennent pas, on n’y compte plus et ils arrivent.

D’où vient ce brillant colvert, cette chatoyante sarcelle que votre cocker dépose à vos pieds ? Où est née cette bécasse jaillie de la rousseur du taillis automnal et qui achève dans vos mains sa dernière étape, tandis que s’éteint son œil de velours ?

C’est une belle conquête que l’on vient de faire et dont on est fier, bien qu’on sente le regret d’avoir interrompu cruellement sa vagabonde destinée.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°631 Septembre 1949 Page 628