S’il est un spectacle de la nature digne de retenir
l’attention des hommes en général et des chasseurs en particulier, ce sont bien
les déplacements qu’effectuent certains animaux dans l’espace et dans le temps,
phénomènes connus sous le nom de migrations. L’imagination a toujours été
frappée par la vue des exodes massifs, surtout lorsqu’ils ont un caractère
inhabituel et qu’aucune raison bien apparente ne les justifie sur le moment.
Les migrations catastrophiques des lemmings sont
particulièrement frappantes, et il faut bien reconnaître que ceux qui les ont
vues ont dû être étonnés d’assister à la marche obstinée de tout un peuple
d’animaux vers la mort.
Moins spectaculaire est la rencontre d’oiseaux inconnus. Je
devine pourtant la surprise du chasseur qui, un jour, dans une plaine, tua un
oiseau bizarre et apprit ensuite qu’il pouvait inscrire sur son carnet de
chasse un syrrhapte paradoxal. Les déplacements massifs des animaux poussent
les hommes à s’interroger sur la raison qui le provoque. En général, cela se
borne à des considérations météorologiques. Parfois ils y mettent un certain
mystère et l’approche de grands événements. Depuis longtemps on a voulu voir
dans la présence des jaseurs de Bohème l’annonce de la guerre.
Les mouvements réguliers du gibier, qui coïncident avec les
changements des saisons, ne sont pas considérés sous cet angle. L’intensité en
est liée au temps qu’il fait ou qu’il va faire et l’explication paraît
évidente. Mais si la température est déterminante, c’est parce qu’elle agit sur
les deux raisons profondes qui rendent les migrations nécessaires aux deux
besoins impérieux de tout être vivant : la nourriture et les amours.
Aussi, pour assurer la satisfaction de ces deux besoins, dont le premier est
permanent et le second périodique chez les animaux, il faut que ceux qui ne
sont pas fixés recherchent tout au long de l’année des habitats favorables.
C’est là pour les chasseurs une source inépuisable de jouissances. La chaleur,
le froid, la neige, la sécheresse, la pluie modifient complètement les
possibilités de manger et de procréer de certaines espèces. Les régions
septentrionales sont accueillantes et pleines de ressources l’été, mais
inhabitables l’hiver. Elles constituent le centre le plus important de la
prolifération des animaux.
Chaque année, les mouvements généraux des migrations,
surtout des migrations aviaires, se font lorsque l’époque est venue. Les hivers
peuvent être rudes ou doux dans les régions tempérées, la zone polaire est
toujours prise par les glaces et les voliers descendent vers le sud, s’arrêtant
et se dispersant dès qu’ils trouvent à satisfaire leurs besoins dans les lieux
où leur tranquillité est le mieux assurée. Il faut des températures très
froides pour que, sur le mouvement général, se greffent des mouvements locaux
parfois de grande amplitude, parfois pour certaines espèces se réduisant à
quelques centaines de mètres où l’affolement du gibier le pousse à se grouper
et à faire un passage mémorable au cours duquel sa méfiance est abolie jusqu’à
la mort.
Car les longs voyages des oiseaux ne se passent pas en toute
quiétude. Tout le long de la route, ils laissent de nombreuses victimes. Ils
sont accompagnés par des oiseaux de proie qui prélèvent leur dîme. Les
chasseurs les attendent à toutes les étapes. Le retour est cependant moins
meurtrier que l’aller, bien que la « primaio » en Camargue et les
« avrillots » dans l’Ouest soient souvent décimés, alors qu’ils sont
déjà en plumage de noces et que beaucoup de ceux qui partent tombent dans
l’agitation qui accompagne le départ. Heureusement que la nature veille sur
leur conservation pour leur permettre de se reproduire dans des lieux qu’elle a
agencés à cet effet, tels que les deltas marécageux des fleuves et la toundra
polaire.
D’ailleurs, au cours de l’hiver, toutes les journées ne sont
pas favorables pour la chasse du gibier de passage. Ainsi, pour la grive, il
faut un temps froid et sec avec fort vent du nord. De même pour les passées au
canard du soir et du matin, il faut des températures très basses ou un temps
démonté. Je me souviens d’heures passées cet hiver en petite Camargue au
crépuscule comme à l’aurore. Sur l’étang du Scamandre, avant que le soir tombe,
des centaines de canards jacassaient avant de s’envoler pour faire leur nuit.
Moments inoubliables et toujours nouveaux pour ceux qui les ont vécus. La nuit
est venue, silencieuse. On ne voit que le ciel coloré de la lueur du couchant
et l’étendue plate et noire du paysage où la manade s’est fondue. Le héron
butor ahane inlassablement son gros soupir. L’air est calme et doux. Les bruits
d’ailes se succèdent sans arrêt. Et l’on serre dans les mains le fusil qui ne
servira pas, tandis que les yeux fouillent inutilement le ciel où les volatiles
passent trop haut. Au bois, la bécasse reste dans les taillis qui la
protègent ; le gibier est là, mais insaisissable.
Puis voici le mauvais temps. Aux affûts aux grives, aux
passées aux canards, les fusils crépitent, les bécasses quittent les fourrés
pour les endroits où elles peuvent se nourrir.
Le gibier de passage est considéré par beaucoup comme une
manne dont il convient de s’emparer : canardières en Hollande où l’on fait
également la cueillette des œufs de vanneaux, filets tendus sur les rivages des
mers ou dans les étangs, gabions, appelants, palombières, pièges, hameçons, il
est exploité tout le long de son chemin. On utilise contre lui le bateau à
moteur et la canardière canon. Dans des villages, des fermes isolées vivent des
professionnels de la chasse. Ils affûtent, piègent les oiseaux que leur
apportent les saisons comme ils cueillent les fruits sauvages, ressources
supplémentaires, quelquefois essentielles dans leur existence. Sur les Causses
ou sur les plateaux méridionaux couverts de genévriers, la grive est en butte à
toutes les convoitises. Certains bergers ont mille tendelles dressées qu’ils
visitent chaque jour. La chasse aux cailles vertes, quoique défendue, se fait
dans les plaines depuis toujours. Les impératifs de la nourriture et de la
procréation sauvent les espèces, mais permettent aux hommes de prélever de
nombreuses unités. Il faut voir avec quelle inlassable obstination les oiseaux
viennent aux postes où le plomb les attend lorsqu’ils sont poussés par la faim.
Ainsi certains lieux constituent par leur situation des affûts permanents et
naturels, et des hommes y demeurent à cause de cela, malgré des conditions de
vie difficiles. Les lois elles-mêmes favorisent cette exploitation :
tolérances locales, temps d’ouvertures bien plus longs que pour les
sédentaires, tout concourt à favoriser la capture des étrangers.
Le gibier de passage donne aux chasseurs des jouissances
particulières. Il porte en lui le mystère de son origine. Lièvres, lapins et
perdreaux ne sont pas des inconnus : on connaît, pourrait-on dire, leurs
parents, leurs demeures, leurs habitudes. Mais les autres, on les attend et ils
ne viennent pas, on n’y compte plus et ils arrivent.
D’où vient ce brillant colvert, cette chatoyante sarcelle
que votre cocker dépose à vos pieds ? Où est née cette bécasse jaillie de
la rousseur du taillis automnal et qui achève dans vos mains sa dernière étape,
tandis que s’éteint son œil de velours ?
C’est une belle conquête que l’on vient de faire et dont on
est fier, bien qu’on sente le regret d’avoir interrompu cruellement sa
vagabonde destinée.
Jean GUIRAUD.
|