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Premier canard

Le printemps réveillait la petite vallée alpestre. Déjà, dans les grands peupliers couverts de chatons, d’énormes nids de pies s’ébauchaient. Je les connaissais tous et, de temps à autre, je m’assurais si les architectes en habit noir à plastron blanc faisaient du bon travail. Ce matin-là, les mains dans les poches, je goûtais l’ivresse d’une liberté totale. Soudain je m’arrêtai, médusé. Là, à vingt pas de la route, sur l’eau de la petite mare, un oiseau évoluait. Un canard ! ... Dans nos parages, c’était chose rare, et mes yeux de quatorze ans, émerveillés, contemplaient pour la première fois un palmipède sauvage.

À toute vitesse, je retourne à la maison où l’aîné, au coup de fusil redoutable, doit se trouver. Il aura vite fait de mettre l’oiseau dans le sac. J’eus beau grossir la bête jusqu’à en faire une oie magnifique, insister sur sa tranquillité, indiquer que ce serait un fameux rôti pour Pâques proche, rien à obtenir, pas moyen d’ébranler l’entêté qui objecte : chasse fermée, gendarmes, brigadier terrible pour les chasseurs ...

À contre-cœur, je reprends la route. Mon canard, gracieux et fier, allait à ses petites affaires sans m’accorder la moindre attention. D’un caillou vengeur, je lui fis prendre l’air. Jamais je n’avais vu pareil cou ! ... Il monta, monta, puis plongea brusquement. Cinq minutes après, dans une prairie inondée, je l’apercevais à nouveau, ayant l’air de me narguer ...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois jours après, c’était Pâques : un dimanche d’avril plein de soleil et de joie.

De tous côtés, par les chemins et les sentiers, la foule des grandes fêtes montait vers le village, qui, tout là-haut, dressait sa tour massive. Du vieux clocher, un carillon appelait les fidèles d’un jour.

C’était une des rares occasions pour le brave curé de voir tant de monde, et, pour la circonstance, il s’offrait un magnifique sermon. Que disait-il ? Certainement de belles et bonnes choses, mais je n’écoutais guère ses paroles, car, en venant, j’avais aperçu ce satané canard, toujours aussi beau et familier. Tandis que le prêtre répandait des promesses de paix et de bonheur éternel, un projet germa soudain dans ma tête.

Il me fallait, au dernier coup de clochette, m’esquiver à toute vitesse et filer rapidement vers la maison, déserte à cette heure. Parmi le faisceau d’armes, il serait facile d’en prendre une avec deux cartouches, et alors, alors, pauvre canard ! ... Les suites possibles d’une telle escapade ne m’intéressaient nullement. Et cette messe qui ne finissait jamais !

Ah ! si vous m’aviez vu dévaler le sentier, les jambes à mon cou, couper par les raccourcis dangereux, puis filer sur la route comme un lièvre, vous auriez pensé que le diable était à mes trousses. Le démon de la chasse dut s’emparer de moi ce jour-là et, malheureusement, il ne m’a plus lâché ... Essoufflé, le cœur cognant à grands coups, j’arrive à la maison. Par une porte dérobée, j’entre. Les fusils sont tous là. Sans hésitation, je saisis un calibre 14, à broche, aux canons interminables. Cette « rouillarde » me connaissait un peu, car je l’avais essayée, en cachette, sur grives et pies grièches. Deux cartouches à pointe dorée en poche, je pars vers la grande aventure ...

L’oiseau n’est plus sur la petite mare. Mauvaise affaire. Peut-être, entre les joncs, s’est-il glissé dans la « raze » aux eaux vives. Là, il s’envolera dans mes culottes et ... et à dix pas, le cou tendu, le palmé s’élève. En vain, j’essaie de poser le point de mire sur ses plumes aux chatoyants reflets. Pas moyen de le suivre, toujours en retard. Je relève l’arme d’un coup. J’ai l’impression de le tenir. Je vais presser la détente — à cent mètres au moins — lorsque je le vois se poser calmement, à sa place habituelle.

Cette fois, il ne m’échappera pas ! ... Sur les genoux et les mains — pauvre costume — je rampe vers ma proie. La tache sombre de l’oiseau grandit, se précise. Crac ! voici l’eau à nouveau. Plus moyen d’avancer ... Et le canard, là-bas, est à quarante mètres au moins. Heureusement, les questions de force vive et d’atteintes mortelles n’encombraient pas mon cerveau. Bien doucement, je soulève l’arme jusqu’à l’épaule. Mon œil malhabile a toutes les peines du monde pour distinguer le point de mire que j’amène, par petits coups, sur le palmé. Nous y voilà. Boum ! ... Jamais pareille détonation n’avait ébranlé le quartier. À travers l’acre fumée, j’aperçois le volatile couché sur le flanc. Quelques secondes, je l’observe — s’il s’amusait à faire le mort ! — prêt à lui expédier un deuxième tonnerre au moindre mouvement. La bête, foudroyée, ne bouge plus.

Pour aller jusqu’à elle, je quitte vite souliers et chaussettes, retrousse les culottes. Hop ! à l’eau ... Quelle magnifique pièce ! Je ne me lassais pas d’admirer bec, pattes et plumage. Tout à coup, sur la route sèche, un galop retentit. Sûrement les gendarmes. Impossible de fuir. Et de penser au procès-verbal. Peut-être la prison ... Je m’écrase derrière les frêles roseaux, mes fesses touchent l’eau. Qu’importe ! Le trot — un seul — se précise. Certainement, c’est le terrible brigadier. Je glisse un regard. O joie ! Je reconnais un habitant du quartier qui, retournant du bourg, s’amuse à faire un temps de galop. Je suis sauvé ! ...

J’escomptais une entrée triomphale à la maison. Hélas ! il me fallut déchanter. Tout le monde ne fut pas d’avis que j’avais accompli un exploit. Malgré cela, malgré les années écoulées, ce souvenir reste vivant et précis. Il m’a été donné de tirer pas mal de longs cous, mais certainement aucun ne m’a causé autant de joie.

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°631 Septembre 1949 Page 631