À Abidjan, je fis connaissance de ceux qui ont appris la
forêt et qui la violent avec leurs mains de tâcherons. Il faut avoir des mains
pour monter dans le bois, pour mener cette vie des coupeurs qui m’a passionné
quelques semaines. Et je remontais du côté d’Agboville où, à une trentaine de
kilomètres de la voie ferrée, je devais trouver une exploitation magnifique et
des chantiers dont je parlerai. Sur le sentier que nous suivions, après avoir
quitté l’auto, la forêt se referma et les noirs qui nous faisaient la route
taillaient, abattaient au coupe-coupe, à la matchette, la végétation qui se
liait et rendait le passage inextricable. Les derniers qui avaient pris ce
raccourci ; c’étaient les porteurs de vivres montés il y a quinze jours
pour le ravitaillement.
La belle découverte ... Nous arrivons dans une
zone déboisée où on a construit une scierie à vapeur avec une locomotrice dont
le volant est immense. Je le regarde. Il n’a pas, depuis la voie ferrée,
traversé la forêt en pièces détachées ... C’est une imposante masse de
fonte, d’un bloc. Alors, on me dit comment il fut porté, dans des temps
héroïques, où il fallait conquérir la brousse à pieds nus. Sur la tête ...
Oui ... Trois cents porteurs soutenant une gigantesque plate-forme de
planches sur qui reposait le volant. On dressait la masse à bout de bras, au
sifflet. On marchait dans la forêt ouverte au chant de l’homme, On reposait à
terre au sifflet ... Il n’y avait pas d’autre moyen.
Depuis, j’ai vu les ramifications qui portent les voies à
wagonnets pour le transport des bois, des outils, des manœuvres. C’est par un
de ces engins que je fus porté à une quinzaine de kilomètres de là, en pleine
forêt, chez un maître de chantier qui vivait seul avec son fusil, son chimpanzé
et son perroquet, et conduisait un chantier de deux cents hommes du bois.
La case était vaste et haute, montée en rondins à peine
équarris, avec une large véranda pour abriter du soleil et un triple toit pour
défendre de la pluie. Un marmiton noir cuisait les repas du chef, qui menait
une vie solitaire, avec une bibliothèque bien montée, des disques pour son
phono, et une imposante réserve de boîtes de conserves. Avec un pisteur
indigène, qui n’avait pas son pareil pour appeler sous le couvert la biche
harnachée, il « faisait la viande », presque chaque jour, pour ses
travailleurs, abattant antilopes, éléphants et de ces grands singes rouges qui
peuplaient les arbres dans les étroites clairières où il m’entraîna à sa suite
pour des guets à la grosse bête, si dangereuse à chasser en forêt.
Mais mon compagnon était un fameux fusil. Je veux raconter
une aventure assez curieuse qui nous arriva dans une de ces sorties.
On trouve rarement une panthère dans ces verdures trop
épaisses, et c’est pourtant d’une panthère qu’il s’agit. Ce coupeur emmenait
parfois à la chasse son singe. La bête était très familière et comprenait
certainement pas mal des intentions de son maître. Nous en avons eu la preuve
maintes fois. Ce jour-là, nous étions sortis de très bonne heure, par temps
bouché. Une brume dans laquelle on suffoquait, tellement elle était chaude,
épaisse. Monsieur — car ce chimpanzé s’appelait « Monsieur »
— suivait dans nos pas comme il avait l’habitude de le faire, s’arrêtant
quand nous prêtions attention à quelque mouvement de la forêt, épiant comme
nous, immobilisant ses yeux, qui d’habitude tournaient bien rond dans l’orbite,
nous singeant avec une fidèle application. Nous cherchions cette belle antilope
de forêt dont le pisteur avait la veille relevé la trace, et qui devait venir
boire à une mare claire qu’il s’agissait d’aborder à travers un poto-poto, la
boue qui enlise. Nous avions cherché un passage. Le jour allait naître.
J’ai dit la belle exubérance de la première fusée de lumière
sur la savane. En forêt, le matin à moins de franchise et le ciel semble
prendre bien plus de la terre qu’il ne donne. Le jour est, comme tout dans le
bois, poussée végétale, effort du vert, et fièvre des boues. Par où tomberait
un rayon de clarté, de cette clarté qui ne réussit qu’à sourdre au plus violent
des midis clairs ? Le prestige du matin est plus secret en forêt, mais il
procure une émotion étrange, parce qu’on craint que le tour de magie rate, et
que, d’un seul coup, la nuit souillée de traînées claires n’absorbe ces lueurs
surnaturelles. Rien ne vient du ciel, l’aube arrive au ras du sol, dans les
racines, les sous-bois de mousses, et c’est l’arbuste qui s’allume, la feuille
qui luit, les frondaisons qui se chauffent, et comme par en dessous, de reflets
blafards. En même temps, le bois s’élève. C’est l’ascension quotidienne des
fûts géants, ces cimes tendues, comme en montagne d’hivers blancs à la montée
des pics, quand les monts se redressent, prennent toute leur taille et qu’arrive
avec le jour la dernière aiguille, la « demoiselle » du silence,
toute rose de la première caresse. Mais la montagne a le sang vif. La grande
forêt s’exhausse avec lenteur.
Devant nous, dans les éclaircies des branchages, la mare
était déjà un centre, un miroir de cette lumière suspendue dans le brouillard.
Nous avancions avec précautions. Le moment était unique.
Tout à coup, Monsieur qui, jusque-là, nous suivait, passa
d’un souple bond silencieux devant son maître, s’immobilisa, barrant l’étroite
piste. Je ne puis pas dire maintenant : j’ai vu le geste. Non ...
L’ordre était dans la mimique du visage, l’expression du regard. Monsieur,
impérieusement, comme un chien d’arrêt, immobilisait un morceau de cette
brousse, interdisait toute fuite, toute évasion, et il offrait ce monde soumis
au bon plaisir de son maître. Ce n’était pas l’antilope ... l’antilope qui
était là, en train de boire et que mon camarade et moi avions aperçue, d’abord
par son image dans l’eau. Nous n’étions pas seuls à être venus l’attendre.
Se peut-il que sans le secours d’un geste, d’une indication,
enfin, de ce chien vertical, figé, et c’était peut-être dans la peur, nous
ayons, ensemble, tourné la tête et cherché du regard, non pas sur le sol, mais
en haut, dans les branches où elle s’était tapie, la panthère ... si
sombre de pelage, si luisante dans des reflets d’encre que je crus un moment
avoir la chance de trouver la panthère noire que certains prétendent
imaginaire, et que certains chasseurs assurent avoir abattue en Afrique du Sud.
Non ... C’était bien Kpo, la panthère au manteau brun jaunâtre, marquetée
de taches noires, Silgou des Peuls du Soudan.
L’antilope a dressé ses cornes au coup de feu, et
elle s’est élancée en ouvrant du poitrail, le bas fourré. Kpo est tombée comme
une feuille morte.
J’ai passé quelques semaines sur ces chantiers d’abatage. Le
matin, l’annonce du travail était faite par un gong, un morceau de rail pendu à
un fil de fer, près de la case du chef. Le village des travailleurs était à
quelque cent mètres de là : les mêmes baraques de rondins, les feux à
trois pierres, campement habituel des coupeurs.
La pluie ne cessait pas. J’avais pris la formule
vestimentaire de mon compagnon et je sortais seulement vêtu d’un slip de bain,
pour avoir un « blanc » sec à endosser quand nous revenions à la
case. Il pleuvait sans arrêt, sur les chantiers des tronçonneurs, des scieurs,
garçons qui équarrissaient à la matchette et qui étaient d’une habileté rare
pour tailler les lames d’écorce jusqu’au bois, pour donner au tronc cette forme
de parallélépipède, qui est celle des billes marquées au feu ou par cloutage, à
la marque du chantier.
Dans la pénombre verte où monte, sucrée, fade, enivrante et
malsaine, l’odeur de boue végétale, de mousses qui pourrissent en eau, de
déchets, d’écorces odoriférantes, dans la moiteur sourde qui fait en même temps
sourdre votre sueur pénible dans cet air mouillé, saturé d’eau, c’est une
agitation étonnante.
René GUILLOT.
Illustrations d’après Pierre Dandelot.
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