D’abord ... elles ne sont pas blanches, du moins
pendant la saison de chasse. Ensuite, ce ne sont pas des perdrix. Ce sont de
petits tétras, gris et bruns, couleur de perdrix ordinaires au gros de l’été,
qui prennent vers septembre des plumes blanches aux ailes et n’ont plus que du
blanc au fort de l’hiver. Pendant les quelques semaines où leur chasse est
autorisée, on ne distingue le blanc que lorsqu’elles s’envolent. Assez
semblables aux grouses d’Écosse, ce sont les lagopèdes muets des naturalistes,
sans doute parce qu’elles poussent un cri acre et sonore pareil au mugissement
lointain d’un bœuf.
Sur les pentes de rochers et d’éboulis exposées au Nord,
entre 2 et 3.000 mètres d’altitude, les blanches ne sont pas rares et
toujours aux mêmes endroits. Il est certaine crête où je suis mathématiquement
certain d’en trouver, à condition de les voir. Car elles sont là : sur les
courtes traînées de neige, j’ai vu leurs marques bien spéciales, le
« pied » de ces oiseaux bottés de plumes, aux doigts comme hérissés de
givre. Au pied des grosses pierres où elles ont passé la nuit, des creux
grattés dans la menue pierraille et bordés du petit tas de crottes
caractéristique du genre tétras me signalent leur remise bien au froid, bien à
l’abri du soleil. Elles étaient là il n’y a que quelques minutes, je les ai
entendues crier ...
Et c’est là ce qu’il y a de miraculeux dans cette
chasse : je sais, en me raisonnant, que je suis entouré d’une dizaine,
peut-être d’une vingtaine d’oiseaux de la taille de gros ramiers et je ne vois
rien, de mes yeux, que les pierres plates, les ardoises, la terre nue où ne
pourrait se cacher une souris. J’attends, l’arme à demi épaulée, qu’il se passe
quelque chose. Je me promets toujours d’amener des chiens, mais j’ai pitié de
leurs pauvres pattes qui se déchirent parmi ces roches. Je fais encore un pas
ou deux pour me poser bien en équilibre, pour pouvoir tirer. Les blanches,
comme les coqs de bruyère, plongent toujours dans la pente, et, n’étant pas
gaucher, je bats constamment la montagne en gardant les sommets à ma droite
pour pouvoir mettre en joue sans pivoter et m’asseoir par terre.
Rien que le silence, sous le soleil qui fond peu à peu les
dernières plaques de neige. J’ai rêvé, ou bien elles ont piété et sont déjà
loin, ou encore ... Et, comme j’en suis là de mes hypothèses, la compagnie
part à grand vacarme tout autour de moi. Il s’en levé derrière moi, des pierres
où j’ai marché, et qui passent à me toucher la tête, d’autres partent sous mes
pieds, une même s’embarrasse de l’aile dans la bretelle de mon fusil. Partout,
de la pierraille grise et rousse, naissent de grandes ailes blanches. Un
premier coup, tiré trop vite, un second qui culbute net un oiseau en plein vol.
Sans bouger, je regarde le vol qui, après avoir plongé à mi-pente, se relève et
s’en va atterrir vers un point de l’arête que je connais bien. Toute la
compagnie plane, puis les ailes battent, les points blancs disparaissent, elles
sont posées.
D’abord, celle que j’ai abattue. Elle est tombée là, au pied
de ce bloc, où quelques brins de duvet bougent au vent, mais elle a dû rouler
plus bas. Du sang sur une pierre, et la voilà. Mais, comme je me penche pour la
prendre, quelque chose s’est coulé entre les cailloux. Je n’ai rien vu de
précis, que cette impression de mouvement. Comme je me redresse, une perdrix
s’enlève, rasant le sol, et plonge droit sous moi vers le fond du ravin. En
hâte, je recharge. Comme je referme mon fusil, trois encore puis deux qui me
partent à trois pas, vite disparues en piquant en bas. Elles étaient là, à
quelques mètres à peine de celle qui est tombée raide à mon coup de feu. Aux
détonations, elles se sont rasées, et rien ne me dit qu’il n’y en a pas encore
d’autres. Immobile, je scrute le terrain, pierre par pierre. En voici une qui
se coule, collée au sol, vers une fente de rocher. Impossible de tirer, elle
n’est pas à six pas, et, bien que pour cette chasse j’emporte toujours un fusil
à canon lisse à droite, je la massacrerais très horriblement. Entre la faille
du lapiaz, dans les grandes crevasses étroites que la gelée a fait éclater dans
la pierre, les blanches se sont coulées comme des lapins au terrier. Tout à
l’heure, quand je serai loin, elles ressortiront ; et j’entendrai leur cri
d’appel rauque, me narguant, se lever de la place même où je suis debout à
présent. Mais je puis rester ici jusqu’au soir, je ne les verrai plus se
manifester.
Allons à la remise. C’est à trois cents mètres, au bout de
la crête, et je sais où elles iront quand elles auront été tirées là. Il y a
ainsi tout un chapelet d’endroits de moi connus qui, jusqu’aux grands à-pics où
elles traverseront dans la chaîne d’en face, peut me mener de place en place à
leur poursuite. Mais je n’irai pas jusque-là : je tiens à les retrouver
demain, si je reviens. Pas à pas, je file sur la piste que les moutons ont
tracée cet été, en venant tondre l’herbe rare et jaune. Les ardoises posées à
plat alternent avec les plaques de mince glace transparente sous lesquelles a
poussé le myosotis nain. Je vais d’assurance, l’arme à la bretelle, jusqu’à
vingt pas de l’endroit où la compagnie s’est posée.
C’est ici. En arrivant, les perdrix auront piété. Elles ont
sûrement cherché l’ombre. À vingt pas, quelques grosses pierres plates, une
stratification de l’arête qui forme comme un banc naturel. Elles ne peuvent pas
être ailleurs. Lentement, insensiblement je m’avance, le doigt sur la
détente : rien. Arrivé au bord du ressaut que font les longs blocs plats,
je regarde encore une fois dans tous les sens. C’est la comédie qui recommence.
Je tape de mon talon ferré, la crosse vite en joue. Rien ne bouge. Je crie, je
chante, je pousse de véritables clameurs. Rien toujours, que la voix du berger
des vaches, imperceptible dans les pâturages à deux heures de là, au milieu de
ses bêtes qui ont l’air de jouets, et qui me répond par un long cri aigu et
modulé. Elles sont allées plus loin, c’est manifeste. Je saute en bas de ma
pierre et, avant que j’aie retrouvé mon équilibre, les blanches insolentes
partent à nouveau, dans un immense frou frou d’ailes, le blanc des plumes caché
le long de leur corps se démasquant soudain avec ensemble.
Elles sont déjà loin, je n’ai pas tiré. Mais, à vingt mètres
plus bas, une seconde compagnie, qui a sans doute fait sa nuit là, et dont la
présence avait probablement attiré mes fugitives, se lève à son tour pour me
fournir un magnifique doublé.
Trois blanches, ce n’est pas vilain. J’ai perdu de vue les
premières, mais les secondes sont bien allées où j’avais prévu. Encore
vingt-minutes, avec un mauvais passage de pierres croulantes. Je vais manger un
morceau. En arrivant sur les crêtes, j’ai caché mon sac entre des pierres, mais
j’ai gardé un bout de pain et du fromage dans une poche et, dans l’autre, ma
tasse plate en cuir verni souple, moins encombrante que le quart classique.
Quelques poignées de neige sur une pierre chaude de soleil m’ont vite fait une
fontaine qui suinte goutte à goutte. Un coup de jumelle sur les parois d’en
face où mes coups de fusil ont peut-être fait bouger des « cornus ».
Tandis que je fouille les pentes, jumelles aux yeux, une
détonation lointaine à ma droite me fait tourner la tête. L’ami qui est parti
ce matin avec moi des chalets revient par ce chemin-ci. Étalées sur une
vingtaine de mètres, les perdrix reviennent à tire-d’aile, faisant un grand croissant
blanc au flanc des pentes grises. À vingt pas de moi, elles virent toutes
ensemble et s’abattent à mes pieds, à me toucher. Par deux, par trois, isolées,
elles s’en vont en cahotant d’un pied sur l’autre, sans se presser. Rabattues
le long du corps, les ailes ne montrent pas la moindre plume blanche. Elles
sont si près que je distingue leur paupière rouge vif, la marque distinctive
des tétras. Tant que je resterai immobile, elles seront là, à mes côtés, comme
les pigeons familiers d’un square. Certaines montent sur une pierre et me
regardent, et je n’arrive pas à imaginer qu’elles me voient. Ce sont pourtant
des oiseaux sauvages, du gibier de montagne qui ne voit pas cent êtres humains
par an et qui ne connaît de nous que la poudre et le plomb. Longtemps elles
circulent autour de moi, puis toutes les têtes se dressent, braquées vers la
direction d’où est venu leur vol. Instantanément, elles ont disparu, comme
fondues parmi les pierres. Je sais que mon ami est en vue et je me lève pour
aller à sa rencontre.
Ensemble, ce soir-là, nous avons battu et rebattu la
pente, obstinés à lever encore une fois ces oiseaux doués d’une si belle
faculté de se rendre invisibles. Je marchais à flanc, à cinq ou six mètres sous
la crête, et lui à dix pas plus bas, au bord de l’à-pic où notre balcon de
pierre finit en mur. Rien ne pouvait nous échapper, ni les guêpes rentrant dans
leur trou, ni les chenilles, ni les scarabées dorés, ni les petites araignées
roussâtres qui courent sur les pierres. Donc, il est certain que nous n’avons
pu marcher au milieu d’elles— que dis-je ? sur elle !
— sans les distinguer. Mais, comme, arrivés au bout de la longue crête,
nous reprenions, après avoir déchargé, le sentier du retour, leur rappel
lointain nous a fait retourner ensemble.
À l’endroit même que nous avions tant foulé, en long et en
large, la compagnie se levait, pointillant le roc de ses ailes blanches, pour
s’en retourner où je l’avais trouvée le matin et où je les retrouverai l’an
prochain, si j’arrive à les voir avant que leur départ me fasse sursauter.
Pierre MÉLON.
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