— Vous vous rappelez, dites, la « grosse
blanche » de Vachères ?
Ils étaient une dizaine autour de la longue table,
abondamment pourvue de bouteilles de gros rouge, l’unique boisson, en ce
pays-là, digne de rincer le gosier d’un chasseur. Seules, plantées devant le
vice-président et le secrétaire, pauvres êtres dont deux verres de vin
tournaient la tête et l’estomac, deux maigres canettes de bière faisaient
triste mine, avec leur pâle liquide blond, au milieu du nombre déjà imposant de
flacons chers aux disciples de Bacchus. La fumée des pipes et des cigarettes
commençait à embuer l’atmosphère. Ils étaient tous là, ces messieurs du bureau,
se réunissant deux ou trois fois l’an, afin de prendre les décisions que leur
imposait la gestion des destinées de la société de chasse. Bien entendu,
l’ordre du jour comportait d’abord beuverie et histoires, le reste venant en
dernier ressort. Tous de braves gens, certes, tous de bons chasseurs, ayant le
feu sacré, décrétant règles et ukases, sanctionnés par toutes les foudres de
saint Hubert, mais qui, eux aussi, peut-être mon Dieu, à l’occasion ...
Que celui qui n’a jamais péché leur jette la première pierre. La tentation est
si forte, n’est-ce pas, quand un capucin vous nargue à trente pas au delà de la
ligne qui limite la réserve de la chasse, ou qu’à six heures du matin, quand
l’ouverture est à sept, une compagnie vous part à grand fracas devant le
nez ? Croyez-vous qu’il ne soit pas tentant, en temps de seule chasse au
gibier d’eau, de suivre pendant quelques secondes, du bout de son fusil et sans
presser la détente, le nez d’un lièvre qui vous croise à vingt mètres en plein
pré, ou de jeter sa casquette sur un autre pour le faire bondir de son gîte, en
gardant l’arme à la bretelle ? On disait, pourtant, que l’un d’eux avait
eu cet héroïsme.
— Un saint, celui-là, allez-vous vous écrier, un saint.
Non, certes, pas un saint, n’exagérons rien. L’homme n’est qu’un pauvre pécheur,
le chasseur surtout. Et si notre grand patron Hubert a eu les honneurs de la
canonisation, c’est qu’il fallait alors trouver quelqu’un de la corporation
pour recevoir, là-haut, tous ces innombrables porteurs de fusil qui vont y
prendre leur éternelle retraite. Qui sait, d’ailleurs, si, dans les deux actes ci-dessous,
il n’y avait pas eu, plus que toute autre chose, la crainte du gendarme ?
Mais, passons, car cette digression pourrait nous amener un peu loin.
Étaient présents, donc, selon la formule rituelle des
comptes rendus couchés sur le cahier des délibérations, le président, barbu,
aux poches remplies de toute une collection de pipes et à la truculente
faconde ; le vice-président, aussi bon fusil que piètre amateur de
bouteilles ; Garrigue, le secrétaire-trésorier, pour lequel la chasse et
les chiens paraissaient être le seul but de l’existence, tout le reste n’étant
que pauvres contingences superflues ; le garde, un fameux garde, grand
tueur de lièvres par surcroît, qui s’était fait prendre, un jour, sur les
terres du vicomte, lequel, bien que non-chasseur, faisait jalousement garder
son bien ; l’histoire avait bien fait un peu de bruit dans le Landerneau des
chasseurs de M ..., mais elle était maintenant tombée dans l’oubli ;
enfin, les autres membres du bureau, de professions diverses, mais sans
spécialités administratives bien établies.
Donc, tandis que s’emplissaient et se vidaient les verres,
la « grosse blanche » de Vachères venait d’être mise sur le tapis. La
« grosse blanche » était un lièvre qui avait joué pas mal de tours
aux chasseurs et avait fini, un beau jour, par disparaître sans que l’on sût
comment et pourquoi, personne n’ayant eu l’insigne honneur d’être l’auteur de
son trépas.
Pourquoi un féminin pour désigner la bête, allez-vous me
dire ? C’était donc une femelle ? On n’en savait rien, personne
n’ayant mis le nez sous sa queue. On aurait même penché pour un beau mâle
cependant, à en juger par son allure et ses laissées. Mais pour beaucoup de
chasseurs campagnards, lièvre est toujours, en français comme en patois, du
féminin. Voilà donc expliqué le genre grammatical dont l’animal en question
était pourvu.
Quant à Vachères, que vous ne connaissez probablement pas,
c’est un hameau de quatre ou cinq maisons, perdu entre deux gros bourgs du
Velay, entouré de bois, de maigres terres à seigle et à pommes de terre, de
prés et vaines pâtures. On y est bien tranquille, croyez-moi, et bien loin des
bruits de ce monde. Mais lièvres et grives s’y rencontrent en abondance ;
quelques bécasses aussi, lors du passage ; et il est même un ruisselet où,
si cela vous chantait, vous pouviez, naguère, faire ample moisson d’écrevisses.
Depuis quelques années, hélas ! la sécheresse a été telle que je crois
bien que le ruisseau a dû être mis à sec et que les crustacés ont disparu.
L’hiver, quand la neige tombe par là et que souffle la sibère, le paysage offre
des aspects du grand Nord. Maints chapitres de Maria Chapdelaine y
pourraient être tournés, et un grand loup surgirait d’un fourré ou quelque
renard argenté traînerait le long du ruisseau son panache sombre sur la neige
immaculée, que cela n’étonnerait point, tant ils seraient dans le décor voulu.
Pour en revenir à notre lièvre, c’est Jeandou, le premier,
qui l’avait aperçu en sortant ses moutons. Il avait été frappé par sa taille et
par son pelage, un pelage si clair qu’il en paraissait blanc. Ce fut, dès lors,
la « grosse blanche », le nom était tout trouvé pour désigner la
bête. Le docteur, à sa première venue à Vachères, fut informé. Et la poursuite
commença. On levait des lièvres, on en tuait, mais, de « grosse
blanche », point. Et presque chaque jour « elle » était vue par
les gens du hameau, au cours de leurs travaux champêtres ; jamais par les
chasseurs. Un jour, pourtant, derrière une grange, grande branle-bas de
chiens ; ils venaient de mettre la bête sur pied : un coup de six du
droit, un coup de quatre du gauche ; mais comme si on avait tiré en
l’air ! Et les chiens revenaient haletants et langue pendante. Le
lendemain, Jeandou revoyait l’animal qui, la nuit, venait dévaster son champ de
carottes, près de la ferme, bondir à dix pas devant lui, en plein découvert, et
filer sans hâte, et faisant le gros dos, sur le chemin qui mène à la route. Le
dimanche suivant, cinq coups de fusil le saluèrent ; il coucha ses
oreilles un peu plus sur son dos, étira davantage ses longues gigues, et
disparut au tournant du Grapillat. Pas possible, « elle » était
blindée ! Et les jours suivants, petits pâtres et paysans voyaient de
nouveau sa grande silhouette claire bondir devant leurs chiens ou leurs
troupeaux. Un matin, au petit jour, l’envie la prit d’aller se gîter de l’autre
côté du ruisseau. Elle avait trouvé un bon coin, bien abrité et qui, dans la
journée, était bien ensoleillé. Mais le soleil était à peine levé et commençait
à faire fondre la gelée blanche du bas-fond, que des chiens lui soufflèrent au
poil. La fusillade retentit ; mais, comme d’habitude, en vain. Et
plusieurs fois encore il en fut ainsi. On ne comptait plus les coups que cet
animal diabolique avait fait tirer.
— Et alors, docteur, vous l’avez revue ?
— Pour la dernière fois, oui, il y a une dizaine de
jours. Je descendais de voiture que mes chiens, déjà dehors, le faisaient
sauter du fossé en contre-bas du chemin. En quatre bonds, il était au ruisseau,
puis grimpait le bois d’en face. Personne, de là-bas, ne l’a plus revu. Quelle
bête, quand même ! Quelle bête ! Dommage ...
On ne parla plus de la « grosse blanche ». Mais le
docteur entama une autre histoire arrivée ce récent dimanche, où, après avoir
chassé en vain toute la matinée, lui-même et ses trois compagnons de chasse occirent
en vingt minutes, dès la sortie de table et au ras des maisons, quatre
capucins, en perdant un cinquième dont la dépouille, dévorée par les bêtes, fut
trouvée par le garde, le lendemain, à quelque deux cents mètres de là.
Mais l’heure s’avançait. Alors on commanda une nouvelle
tournée et on passa à l’ordre du jour.
FRIMAIRE.
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