Accueil  > Années 1948 et 1949  > N°631 Septembre 1949  > Page 635 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

La grosse blanche

— Vous vous rappelez, dites, la « grosse blanche » de Vachères ?

Ils étaient une dizaine autour de la longue table, abondamment pourvue de bouteilles de gros rouge, l’unique boisson, en ce pays-là, digne de rincer le gosier d’un chasseur. Seules, plantées devant le vice-président et le secrétaire, pauvres êtres dont deux verres de vin tournaient la tête et l’estomac, deux maigres canettes de bière faisaient triste mine, avec leur pâle liquide blond, au milieu du nombre déjà imposant de flacons chers aux disciples de Bacchus. La fumée des pipes et des cigarettes commençait à embuer l’atmosphère. Ils étaient tous là, ces messieurs du bureau, se réunissant deux ou trois fois l’an, afin de prendre les décisions que leur imposait la gestion des destinées de la société de chasse. Bien entendu, l’ordre du jour comportait d’abord beuverie et histoires, le reste venant en dernier ressort. Tous de braves gens, certes, tous de bons chasseurs, ayant le feu sacré, décrétant règles et ukases, sanctionnés par toutes les foudres de saint Hubert, mais qui, eux aussi, peut-être mon Dieu, à l’occasion ... Que celui qui n’a jamais péché leur jette la première pierre. La tentation est si forte, n’est-ce pas, quand un capucin vous nargue à trente pas au delà de la ligne qui limite la réserve de la chasse, ou qu’à six heures du matin, quand l’ouverture est à sept, une compagnie vous part à grand fracas devant le nez ? Croyez-vous qu’il ne soit pas tentant, en temps de seule chasse au gibier d’eau, de suivre pendant quelques secondes, du bout de son fusil et sans presser la détente, le nez d’un lièvre qui vous croise à vingt mètres en plein pré, ou de jeter sa casquette sur un autre pour le faire bondir de son gîte, en gardant l’arme à la bretelle ? On disait, pourtant, que l’un d’eux avait eu cet héroïsme.

— Un saint, celui-là, allez-vous vous écrier, un saint. Non, certes, pas un saint, n’exagérons rien. L’homme n’est qu’un pauvre pécheur, le chasseur surtout. Et si notre grand patron Hubert a eu les honneurs de la canonisation, c’est qu’il fallait alors trouver quelqu’un de la corporation pour recevoir, là-haut, tous ces innombrables porteurs de fusil qui vont y prendre leur éternelle retraite. Qui sait, d’ailleurs, si, dans les deux actes ci-dessous, il n’y avait pas eu, plus que toute autre chose, la crainte du gendarme ? Mais, passons, car cette digression pourrait nous amener un peu loin.

Étaient présents, donc, selon la formule rituelle des comptes rendus couchés sur le cahier des délibérations, le président, barbu, aux poches remplies de toute une collection de pipes et à la truculente faconde ; le vice-président, aussi bon fusil que piètre amateur de bouteilles ; Garrigue, le secrétaire-trésorier, pour lequel la chasse et les chiens paraissaient être le seul but de l’existence, tout le reste n’étant que pauvres contingences superflues ; le garde, un fameux garde, grand tueur de lièvres par surcroît, qui s’était fait prendre, un jour, sur les terres du vicomte, lequel, bien que non-chasseur, faisait jalousement garder son bien ; l’histoire avait bien fait un peu de bruit dans le Landerneau des chasseurs de M ..., mais elle était maintenant tombée dans l’oubli ; enfin, les autres membres du bureau, de professions diverses, mais sans spécialités administratives bien établies.

Donc, tandis que s’emplissaient et se vidaient les verres, la « grosse blanche » de Vachères venait d’être mise sur le tapis. La « grosse blanche » était un lièvre qui avait joué pas mal de tours aux chasseurs et avait fini, un beau jour, par disparaître sans que l’on sût comment et pourquoi, personne n’ayant eu l’insigne honneur d’être l’auteur de son trépas.

Pourquoi un féminin pour désigner la bête, allez-vous me dire ? C’était donc une femelle ? On n’en savait rien, personne n’ayant mis le nez sous sa queue. On aurait même penché pour un beau mâle cependant, à en juger par son allure et ses laissées. Mais pour beaucoup de chasseurs campagnards, lièvre est toujours, en français comme en patois, du féminin. Voilà donc expliqué le genre grammatical dont l’animal en question était pourvu.

Quant à Vachères, que vous ne connaissez probablement pas, c’est un hameau de quatre ou cinq maisons, perdu entre deux gros bourgs du Velay, entouré de bois, de maigres terres à seigle et à pommes de terre, de prés et vaines pâtures. On y est bien tranquille, croyez-moi, et bien loin des bruits de ce monde. Mais lièvres et grives s’y rencontrent en abondance ; quelques bécasses aussi, lors du passage ; et il est même un ruisselet où, si cela vous chantait, vous pouviez, naguère, faire ample moisson d’écrevisses. Depuis quelques années, hélas ! la sécheresse a été telle que je crois bien que le ruisseau a dû être mis à sec et que les crustacés ont disparu. L’hiver, quand la neige tombe par là et que souffle la sibère, le paysage offre des aspects du grand Nord. Maints chapitres de Maria Chapdelaine y pourraient être tournés, et un grand loup surgirait d’un fourré ou quelque renard argenté traînerait le long du ruisseau son panache sombre sur la neige immaculée, que cela n’étonnerait point, tant ils seraient dans le décor voulu.

Pour en revenir à notre lièvre, c’est Jeandou, le premier, qui l’avait aperçu en sortant ses moutons. Il avait été frappé par sa taille et par son pelage, un pelage si clair qu’il en paraissait blanc. Ce fut, dès lors, la « grosse blanche », le nom était tout trouvé pour désigner la bête. Le docteur, à sa première venue à Vachères, fut informé. Et la poursuite commença. On levait des lièvres, on en tuait, mais, de « grosse blanche », point. Et presque chaque jour « elle » était vue par les gens du hameau, au cours de leurs travaux champêtres ; jamais par les chasseurs. Un jour, pourtant, derrière une grange, grande branle-bas de chiens ; ils venaient de mettre la bête sur pied : un coup de six du droit, un coup de quatre du gauche ; mais comme si on avait tiré en l’air ! Et les chiens revenaient haletants et langue pendante. Le lendemain, Jeandou revoyait l’animal qui, la nuit, venait dévaster son champ de carottes, près de la ferme, bondir à dix pas devant lui, en plein découvert, et filer sans hâte, et faisant le gros dos, sur le chemin qui mène à la route. Le dimanche suivant, cinq coups de fusil le saluèrent ; il coucha ses oreilles un peu plus sur son dos, étira davantage ses longues gigues, et disparut au tournant du Grapillat. Pas possible, « elle » était blindée ! Et les jours suivants, petits pâtres et paysans voyaient de nouveau sa grande silhouette claire bondir devant leurs chiens ou leurs troupeaux. Un matin, au petit jour, l’envie la prit d’aller se gîter de l’autre côté du ruisseau. Elle avait trouvé un bon coin, bien abrité et qui, dans la journée, était bien ensoleillé. Mais le soleil était à peine levé et commençait à faire fondre la gelée blanche du bas-fond, que des chiens lui soufflèrent au poil. La fusillade retentit ; mais, comme d’habitude, en vain. Et plusieurs fois encore il en fut ainsi. On ne comptait plus les coups que cet animal diabolique avait fait tirer.

— Et alors, docteur, vous l’avez revue ?

— Pour la dernière fois, oui, il y a une dizaine de jours. Je descendais de voiture que mes chiens, déjà dehors, le faisaient sauter du fossé en contre-bas du chemin. En quatre bonds, il était au ruisseau, puis grimpait le bois d’en face. Personne, de là-bas, ne l’a plus revu. Quelle bête, quand même ! Quelle bête ! Dommage ...

On ne parla plus de la « grosse blanche ». Mais le docteur entama une autre histoire arrivée ce récent dimanche, où, après avoir chassé en vain toute la matinée, lui-même et ses trois compagnons de chasse occirent en vingt minutes, dès la sortie de table et au ras des maisons, quatre capucins, en perdant un cinquième dont la dépouille, dévorée par les bêtes, fut trouvée par le garde, le lendemain, à quelque deux cents mètres de là.

Mais l’heure s’avançait. Alors on commanda une nouvelle tournée et on passa à l’ordre du jour.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°631 Septembre 1949 Page 635