Il est d’usage, à la veille des vacances, de dresser un
bilan de l’année qui vient de s’écouler et de supputer les perspectives qui
prendront corps à la rentrée. Nous y manquerons d’autant moins qu’il semble que
nous vivions actuellement une sorte d’entracte, la fin d’une période économique
et l’aurore d’une autre.
En effet, il semble bien que la période faisant
immédiatement suite à la guerre, et directement dominée par ses effets, a pris
fin. Partout l’initiative est passée des producteurs ou vendeurs aux
consommateurs ou acheteurs, avec les baisses de prix que cela comporte. La
grande pénurie consécutive à la guerre est terminée.
Sommes-nous entrés dans une crise temporaire d’adaptation,
du genre de celle de 1920, qui marqua le retour à la normale après la première
guerre mondiale ? Où sommes-nous entrés dans une crise de grande
amplitude, du type de celle de 1929, qui ébranla toute l’économie
mondiale ? Il est encore trop tôt pour juger, malgré l’intérêt que cela
aurait pour l’épargnant et pour le porteur de valeurs mobilières, toujours plus
ou moins victimes des crises économiques et des réajustements qui s’ensuivent.
Une certitude : les États-Unis, moteurs de toute
l’économie mondiale libre, sont atteints par la crise. Problème majeur de
surproduction, ou plus exactement de capacité de production pour une puissance
d’absorption du marché intérieur insuffisante en regard de cet énorme
potentiel. D’où un chiffre de chômeurs de près de 4 millions au moment où
nous écrivons (ce qui, ne l’oublions pas, ne représente que 8 p. 100 de la
population active).
La bourse de New-York, à son habitude, avait devancé les
événements il y a juste un an, date à laquelle a commencé un fléchissement des
cotes boursières, fléchissement qui s’est accentué ces temps derniers au point
d’enfoncer en baisse les niveaux les plus bas atteints depuis la fin de la
guerre. Les cours des métaux, après avoir longuement résisté, sont entrés eux
aussi dans le cycle de baisse : c’est probablement le meilleur baromètre
de la température économique. Et son comportement laisserait à supposer que la
crise ne manque pas de sérieux. Aussi croyons-nous que les épargnants ou les
capitalistes doivent être très prudents avant d’engager leurs
disponibilités ; une fin d’année agitée n’a rien d’improbable.
D’autant plus que ces difficultés internes de l’Amérique
risquent d’avoir des répercussions européennes importantes. Le plan Marshall
coûte cher au contribuable américain et, quoi qu’on en dise, ne jouit pas d’une
popularité excessive outre-Atlantique, où l’on reproche aux nations européennes
leurs dépenses somptuaires, militaires ou sociales. La vie devenant de plus en
plus difficile, un revirement d’opinion n’aurait rien d’extraordinaire.
Si l’économie américaine constitue actuellement le facteur
mondial par excellence, l’économie britannique, elle, tend de plus en plus à ne
devenir qu’un élément secondaire, mais suffisamment important encore pour
influer en bien ou en mal sur la situation européenne en général et sur la
nôtre en particulier. Or la situation de la Grande-Bretagne devient de plus en
plus angoissante, ainsi que les récentes conversations internationales sur la
conversion de la livre l’ont mis en lumière. Cela n’étonnera aucun de nos
lecteurs qui, depuis trois ans, ont suivi nos mises en garde répétées sur
l’évolution catastrophique de l’économie anglaise, et sur le danger que
présentait ce compartiment pour le porteur de valeurs mobilières. Les indices
boursiers se sont dernièrement effondrés aux environs des plus bas niveaux de
1935, et cela malgré la hausse de toutes choses en Angleterre.
Qu’en sortira-t-il ? Ceux qui croient que de bonnes
élections, comme ils disent, rétabliraient la situation et ramèneraient la
prospérité ne comprennent rien à la réalité. Certes, les travaillistes ont une
responsabilité énorme dans la situation actuelle, en particulier dans les prix
de revient excessifs des marchandises anglaises qui rendent la plupart des
exportations impossibles, conséquence des charges sociales publiques ou privées
qui s’incorporent obligatoirement dans les prix, comme c’est le cas partout où
le système est employé. Certes, il eût été préférable pour l’Angleterre et pour
l’Europe qu’ils voient un peu plus clair à leur prise de pouvoir et qu’ils se
rendent compte alors que le problème n’était plus de discuter comment l’on
distribuerait les tranches du gâteau social, mais bien de savoir comment l’on
ferait pour qu’il y ait encore quelque chose à partager dans les années à
venir, en encourageant les initiatives individuelles au maximum au lieu de les
stériliser par un égalitarisme niveleur. Mais il faut être juste et reconnaître
que ni eux, ni leurs adversaires politiques ne changeront ces données
essentielles, que la population britannique, d’environ 7 millions au
commencement du XVIIIe siècle, est aujourd’hui de presque 50 millions,
que les contrées anciennement fournisseuses de matières premières les
travaillent maintenant elles-mêmes, que le monde entier s’industrialise et se
passe de plus en plus des vieux pays producteurs et transformateurs, et que,
pour comble de malchance, l’effondrement récent des cours de nombreuses
matières premières qui servaient de monnaie d’échange contre dollars (laine,
étain, caoutchouc : 25 p. 100 ; cacao : 50 p. 100,
etc.) rétrécit encore les possibilités immédiates de financement des
importations vitales.
En fait, en ce qui concerne la Grande-Bretagne, ce n’est pas
de crise dont il faut parler, mais de possibilité d’effondrement, surtout si
l’aide du plan Marshall menace de faire défaut. Et même celle-ci, ainsi que
toutes manipulations monétaires ou l’abandon des réalisations sociales, ne
peuvent guère être que des remèdes provisoires. Sur les données actuelles, il
n’existe aucune solution durable au problème britannique. Hypothèque qui pèse
et pèsera de plus en plus sur nos possibilités de prospérité, et dont les
épargnants ne doivent pas sous-estimer l’importance.
Passons rapidement sur le relèvement progressif de
l’économie allemande, qui redevient, pour de nombreuses branches de notre
production nationale, le rude concurrent d’autrefois, d’autant plus que les
Allemands ne semblent pas avoir laissé entamer leur foi dans le travail et que
leurs prix de revient industriels ne sont pas grevés de charges sociales
comparables aux nôtres ... ; sur la renaissance économique du Japon,
qui retrouve le problème britannique en pis puisque, à la cadence actuelle de
l’accroissement de la population, il y aura plus de 110 millions de
Japonais à nourrir d’ici vingt ans ... ; sur la crise sud-américaine,
qui semble encore plus grave que toutes les précédentes ... ; sur les
événements de Chine, qui menacent d’amener le chaos en Asie pour de nombreuses
années ...
Et concluons que cette fois nous sommes bien entrés dans
l’après-guerre et que la période de demi-facilité et de répit qui a suivi la
libération est maintenant terminée. Le baromètre est à l’orage. Ce n’est pas le
moment pour l’épargnant de se risquer.
Marcel LAMBERT.
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