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Au golfe du Morbihan

La chasse de baie est une de celles que j’ai le plus passionnément aimées.

Ce n’est pas une aventure exempte de dangers. Le petit frisson du risque fait partie de la vie même du sauvaginier, à côté de bien d’autres sensations agréables qui se multiplient pendant les longs moments de l’approche : patiemment, vous avancez à la perche vers la bande convoitée. Rien d’extérieur ne doit dépasser le bateau si ce n’est la perche invisible qui pousse le bateau vers le but et le fusil au moment de l’envol.

Mille canards gazouillent dans la vase, dix se lèvent ! Tout va partir... Non, ils se reposent, comme tranquillisés par le calme des autres siffleurs. Et cette sorte d’émotion sera bien souvent renouvelée pendant l’avance, donnant à votre cœur une allure vraiment un peu vive. Les quinze ultimes minutes d’une approche, votre cœur bondit à craquer. Vous êtes à portée, mais vous préférez attendre l’envol. Enfin le vacarme tant aimé, vos deux coups sont partis très vite, et les canards tombent drus ; il faut redoubler quelques oiseaux désailés : vous ramassez les victimes. Le coup a été bien réussi.

Les penrus, canards à tête rouge, autrement dits siffleurs, sont rangés amoureusement à l’avant du punt, les plumes bien lisses. Vous repartez vers une autre bande qui pose à 500 mètres. Nous y glissons en silence, mais la mer se retire encore ; il faut manœuvrer dans les coulisseaux le plus rapidement possible.

Une petite bande de cent cinquante canards est loin : aurons-nous la possibilité de les approcher ? Je songeais au coup précédent : dix penrus en deux coups. C’était honorable. Heureusement que les canards sont encore loin de nous. Que se passe-t-il soudain ? Nous nous trouvons coincés dans une épave. Impossible de bouger. Nous essayons par l’arrière de dégager le bateau, mais il est solidement amarré. C’est le moment critique, car la mer commence, avec le vent qui est violent, sa promenade en sens inverse. Les canards s’étaient levés lorsque nous fîmes nos premiers essais de décrochage. Il nous faut attendre patiemment la marée pour nous dégager. Peu à peu, les coulisseaux se remplissent, de petites îles se forment sur les platières, l’eau envahit les coulisseaux voisins.

Cette inaction forcée, épreuve de patience, nous plonge dans la contemplation de la nature. Au mois de novembre, le soleil couchant prend des allures rouges tragiques, la marée montante supprime les teintes argentées de la vase momentanément découverte, dont l’effet sur les grandes étendues est saisissant. Et, tandis que je contemplais cette triste beauté, je songeais à d’autres aventures de mes chasses (telle la tempête des îles Chausey), lorsqu’il faut accepter d’être dominé par les éléments.

Mais voilà que soudain la marée monte, activée par le vent de mer. Les vagues commencent à nous entourer, l’arrière du bateau se met à flotter, un coup de perche adroitement dirigé, et nous voici dégagés. Quelle chance ! Je dois dire que se trouver à 500 mètres de la rive à l’approche de la nuit sur un pain de sucre de plusieurs mètres de profondeur, sans palettes pour marcher sur la vase épaisse, est vraiment une situation dénuée de charme et angoissante.

La nuit était venue, et nous naviguions petit à petit en suivant la marée. Soudain nous entendîmes sur une vasière, tout près de la rive, une énorme bande de pluviers gris. Je tirai littéralement dans le bruit de cette bande, dont les innombrables sifflets vous assourdissaient. Je ramassai une dizaine d’oiseaux, et il nous fallu reprendre la route de Sarzeau.

Dix penrus et dix pluviers gris, petite chasse pour le Morbihan ; mais je me souviendrai aussi du bateau coincé par une vieille carcasse que j’aurais bien voulu, au cours de mes réflexions, envoyer au diable Vauvert !

Jean DE WITT.

Le Chasseur Français N°632 Octobre 1949 Page 674