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1.850.000 !

M. Louis Ternier écrivait dans le numéro de septembre 1936 du Chasseur Français :

« Je suis beaucoup plus heureux de faire un joli tableau de sauvagine ou de gibier de plaine et de bois en terrain banal non gardé, en chasse non organisée, que de réaliser un gros tableau en terre gardée et soigneusement repeuplée et entretenue. »

Certes, beaucoup de chasseurs, et des meilleurs, ont éprouvé ce sentiment un jour de succès en chasse banale, car ils ont eu l’impression de vaincre un gibier difficile à trouver. Si leur tableau était quand même dérisoire en le comparant à celui d’un jour de battue, les pièces tuées avaient une valeur plus grande en raison des difficultés qu’il avait fallu vaincre et des connaissances cynégétiques déployées. En outre, et cela non plus n’était pas négligeable dans les plaisirs qu’ils avaient ressentis, ils avaient joui de la plus grande liberté de manœuvre, obéi à leur inspiration, et la quête de leur chien avait pu se déployer sans contrainte dans un espace sans limite. Ils avaient tiré peu, mais chassé beaucoup et éprouvé ainsi les joies profondes du chasseur solitaire et rustique.

Mais, en contre-partie de ces belles journées, les chasseurs d’aujourd’hui ressentent, hélas ! trop souvent en terrain banal l’amertume des échecs complets. De grands espaces n’offrent au chasseur qu’une apparence magnifique, mais vide. S’ils ont tout le caractère d’une belle chasse : les accidents de terrain, les remises, le couvert, le charme du cadre, il leur manque l’objet : le gibier.

Ce gibier dont la beauté pour les uns, la valeur vénale pour les autres font qu’il est poursuivi à outrance par 1.850.000 porteurs de permis sur l’ensemble du territoire.

Je ne sais si on a pu chiffrer approximativement le nombre de pièces tuées en France chaque année, en excluant de ce calcul le petit gibier tel qu’alouettes, grives, petits oiseaux de rivages. Mais, même en y comprenant le lapin, je doute fort que la moyenne générale s’établisse à cinquante, car, à ce chiffre, cela donnerait un total de quatre-vingt-dix millions de pièces tuées. Or il se tirait avant 1939 deux cents millions de cartouches par an. Je ne pense pas que la moyenne des résultats s’établisse à 50p. 100 des coups tirés. De plus, une partie des coups n’est pas tirée sur terrain de chasse ou peut l’être sur du petit gibier.

Il résulte de ces constatations que si certains chasseurs chassant beaucoup et en terrain surpeuplé, comme le comte Clary, pouvaient arriver à tuer environ 6.800 pièces par an (320.000 en quarante-sept saisons de chasse), la plupart des chasseurs français n’inscrivent à leur tableau que des chiffres infiniment plus modestes.

Il n’y a plus de commune mesure entre 1844, année de la loi sur la chasse qui nous régit encore de nos jours, où il y avait seulement 125.000 permis, et 1949, qui atteindra peut-être les deux millions.

Cela prouve que la chasse est le premier des sports français et que la France est un pays magnifiquement giboyeux, ou qui pourrait l’être, puisque malgré tout, dans les chasses banales ou semi-banales, il y a encore du gibier.

En présence du développement rapide du sport cynégétique, les chasseurs des villes ont cherché des terrains de chasse. Les communes détenant des terrains ont cherché par contre à limiter l’usage. Aussi a-t-on vu fleurir tout au long des routes et des chemins des écriteaux : « Cne de ... Chasse Interdite. »

Beaucoup de sociétés de chasse locales n’ont qu’une existence et des droits juridiquement douteux, mais la coutume qui s’établit sous nos yeux admet de plus en plus de la part des usagers l’interdiction de la chasse sur l’ensemble de la commune. Les régions boisées ont pu mettre sur pied plus facilement des chasses gardées, en raison du morcellement moindre des propriétés. Dans ces terrains semi-banaux, bien que l’organisation ne soit qu’élémentaire, on a pu tout de même assurer une certaine densité de gibier. Ailleurs, dans les espaces où tout est libre, le vide se fait de plus en plus.

Le gibier lui aussi n’est pas resté sans réaction devant la foule grandissante de ses ennemis. Il a payé un lourd tribut, et sa densité a été considérablement réduite. Mais les survivants opposent une farouche résistance : lièvres, lapins et perdreaux se tiennent de plus en plus à proximité des fourrés, voire dans les fourrés eux-mêmes, lorsqu’ils peuvent s’y nourrir.

L’année dernière, je poursuivais avec mon cocker, dans une plaine bordant un bois en pente couronné de rochers, une compagnie d’une douzaine de perdreaux. En trois vols, ils me conduisirent dans le bois. Là, ils rejoignirent d’autres perdreaux dans l’endroit le plus difficile. Mon cocker en faisait partir de tous côtés sans que je puisse tirer, et, lorsque j’abandonnai la partie, je n’avais qu’un gros coq dans le carnier et j’étais tout déchiré.

Ce sont bien ces réserves naturelles qui ont sauvé nos espèces, et dans beaucoup de régions tout aurait disparu si la nature n’offrait à ses enfants des lieux difficiles ou impraticables aux humains. Ici, ce sont des bruyères et des buissons, là des pentes abruptes, ailleurs de grandes étendues boisées et de vastes solitudes, ailleurs encore des vignobles où, en protégeant la récolte sur pied, on sauvegarde les perdreaux.

Mais, où le chasseur perd ses droits, le braconnier en gagne. Où le fusil est inefficace, le piège est mortel. Dans un grand restaurant d’une des principales villes du Midi, j’ai eu la stupeur de voir au menu du civet de lièvre au mois de juillet. Inquiet de mes observations, le restaurateur assura alors un service parfait et adoucit, je crois, légèrement une note où l’on fusille habituellement le consommateur comme maître Jeannot jaillissant d’un terrier.

La loi de 1844, si elle ne satisfait complètement personne, ne contrecarre non plus complètement personne : elle permet la grande chasse gardée, la chasse communale, la chasse banale. Elle unit dans son texte la notion du gibier res nullius chère au plus grand nombre des chasseurs et la notion du jus utendi et abutenti en matière de propriété, chère au plus grand nombre de Français. Elle ne fait que des peines légères aux braconniers.

De ceux-là, nous en connaissons tous. Il en existe dans chaque village, outre le braconnage épisodique, à raison de un, deux ou trois exemplaires, faisant un métier qui laisse des loisirs et détruisant sans vergogne en temps de fermeture. Ils ont l’allure un peu féline que leur a donnée la vie qu’ils mènent ; ils jouissent de l’admiration des nigauds et de la colère impuissante des plus avisés, glorifiés pour la prise de renards ou de fouines dont pourtant ils remplacent avantageusement à leur profit les déprédations.

Aussi, de nos jours, pour être heureux de faire un joli tableau en chasse banale comme savait l’apprécier le vrai chasseur que fut M. Louis Ternier, il faudrait, avant de développer les réserves naturelles, annihiler le braconnage. Ce serait de bien mauvaises habitudes et des complaisances de toutes sortes à bouleverser.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°632 Octobre 1949 Page 678