Les débutants — car c’est à eux que nous nous adressons
spécialement, — les débutants auraient bien tort de se croire abandonnés
du sort quand ils sont seuls à se débrouiller avec leur tir. Si, comme nous le
leur avons dit précédemment, ils savent estimer leurs aptitudes sans
complaisance, et s’ils possèdent le désir persévérant de bien faire, ils ne
doivent pas se décourager.
Certains d’entre eux tirent très bien dès leur premier coup
de fusil ; mais tout le monde n’en est pas là. D’autres, dont les dispositions
ne paraissent pas aussi rapidement transcendantes, sont susceptibles de
s’améliorer à un point qu’ils ne soupçonnent guère. Cela n’est certes pas le
travail d’un jour ; mais, lorsqu’on aime suffisamment quelque chose qui
dépend de soi-même, on le réussit toujours. En ce qui concerne le tir, il n’y a
d’exclusivité pour personne en pratiquant et en s’instruisant de toutes les
façons, à moins, bien entendu, d’être défavorisé physiquement ou moralement. Le
niveau de la moyenne des chasseurs serait meilleur si elle s’en donnait
vraiment la peine. Cette remarque vaut aussi bien pour ceux qui atteignent un
degré de tir convenable. Il ne faut pas cesser de s’améliorer ; il faut
toujours viser plus haut, ce qui est une résolution tout à fait de circonstance
pour le tir, comme pour l’ambition.
Nous ne saurions mieux faire que de citer, à cette occasion,
un exemple typique et susceptible d’intéresser les lecteurs du Chasseur
Français, exemple qui sera, encore une fois, celui de Louis Ternier.
Il tirait admirablement, aussi bien le poil que la plume.
Cependant, à l’époque où nous avons commencé à chasser avec lui, il était bien
loin d’être ce qu’il est devenu par la suite : il ne dépassait guère un
bon juste milieu, référence honorable, sans grand éclat. Il tirait un œil
fermé, selon la méthode employée, en ce temps-là, par le plus grand nombre, et
sa cadence n’était pas la célérité même.
Chassant la plupart du temps des oiseaux très rapides, cela
le gênait ; et plus il allait, plus il s’en rendait compte, si bien qu’un
beau jour il résolut de se débarrasser de ses habitudes ancestrales. Son
tempérament le poussant à tirer vite, il n’y alla pas par quatre chemins et,
sans solliciter d’autres conseils que ceux de sa réflexion, il décida de tirer
les deux yeux ouverts.
Cela n’a l’air de rien ; mais, lorsqu’on traîne quinze
ou seize ans d’habitudes à vaincre, on en sent le fardeau. Pour se rendre
compte de ce que cela peut être, il faut bien connaître la force et la ténacité
d’accrochage de ces inlassables sangsues ! La décision de faire peau neuve
représente en effet une dépense de volonté assez lourde. Non pas de volonté en
fusée, comme il est facile d’en émailler les accoutumances qui vous pèsent,
mais de volonté quotidiennement soutenue. De tous les instants même, parce que,
en face d’une entreprise de cette sorte, un chasseur, qui en est un vrai, y
pense à tout moment. Une expérience de cet acabit réclame, en réalité, une
débauche d’entêtement aussi généreuse que s’il s’agissait d’obliger ses pieds à
marcher droit, alors que la nature, à cru bon de vous les ajuster en équerre.
Fermer un œil en ouvrant bien son compagnon est un petit
travail souvent laborieux pour l’exécuter utilement. Empêcher cet œil
d’observer sa consigne habituelle est peut-être encore plus difficile. Il se
trouve qu’on lui confie une tâche inédite et qu’en même temps on modifie celle
de l’autre œil, dont le rôle consistait précédemment à viser d’une tout autre
façon. En outre, la position de la tête n’est plus la même, le cou n’a plus le
droit de se pencher et de rien changer à sa position naturelle. Sur le papier,
c’est une bagatelle. Sur le plan véritable, c’est une routine tenace à
extirper.
En un mot, on ne sort pas en quelques semaines d’une visée
appuyée pour s’installer dans une autre de caractère surplombant, et qui n’en
est pas une à proprement parler.
En étant suffisamment averti des règles du jeu, en ne se
contentant pas d’une mise au point par-dessous la jambe, en ne marchandant pas
son temps, en ne se démoralisant jamais, on y parvient, quand on le veut, de la
façon la plus achevée, la plus totale. On assimile même cette méthode au point
d’oublier l’ancienne et d’éprouver une gêne curieuse à la reprendre, ne fût-ce
qu’un court instant.
Ce fait qui peut paraître étrange s’explique aisément. L’œil
soumis à une réclusion intermittente reste d’abord surpris par cette levée
d’écrou inattendue. Une fois réhabitué, il se trouve si heureux de ne plus
vivre en perpétuel état de fermeture et d’ouverture, comme les volets d’un
magasin, qu’il oublie rapidement sa servitude passée sans aucun désir de retour
en arrière.
La conversion de Ternier à cette pratique qu’il devinait
être à sa taille prit la forme d’une révélation. Une fois qu’il la tint bien en
main, son tir s’éleva de plusieurs classes. Il ne fit ensuite que progresser
dans la mesure du possible, et jamais il ne rétrograda.
Alors qu’il comptait soixante-douze ans, il était tout
heureux de nous confier qu’il avait tué récemment vingt-huit bécassines sur
trente.
Son cas n’est pas unique. D’autres que lui ont obtenu une
sensible amélioration de leur pourcentage dans les mêmes conditions et par les
mêmes moyens.
En notant cette observation, nous ne manœuvrons pas pour
caser incidemment un panégyrique du tir les deux yeux ouverts. Nous sommes très
loin de cette intention. D’abord par un goût de l’objectivité qui nous retient
de mettre en avant ce qui nous réussit le mieux. Ensuite parce que, si
n’importe qui peut mener à bien pareille transformation au point de vue de la
volonté pure, il n’en peut venir à bout s’il ne sent pas en lui cette manière
de tirer, s’il n’a pas l’intuition qu’elle servira ses capacités. L’espoir ne
suffit pas : il est besoin de quelque chose de plus, de quelque chose
comme la vision d’une certitude luisant dans le lointain et qu’on doit se
donner le mal de saisir.
Au contraire, nous ne saurions trop adjurer ceux que la
visée monoculaire satisfait pleinement de ne jamais la répudier tant que leur
vue le voudra bien. S’ils la servent brillamment, c’est qu’ils sont nés avec
toutes les qualités dont elle a besoin pour n’être pas desservie. Et ces
qualités-là ne sont pas minces. L’erreur se joint souvent à l’injustice pour la
traiter en subalterne de la visée binoculaire et pour tenir en une estime
moqueuse ceux qui sont sous ses ordres.
Dans la cohorte innombrable des chasseurs qui « font le
borgne », comme disait un vieux Breton de notre connaissance, on remarque
des fusils de première catégorie. Il s’en trouve des lents ; on en voit de
prompts, qui, chacun dans leur genre, sont excellents. N’est-ce pas le
principal ?
On ne commet donc pas un simple enfantillage, mais bel et
bien une sottise d’envergure, en changeant sa manière de tirer à propos de
rien, tout simplement parce que un tel ou un tel utilise victorieusement celle
dont on ne fait pas usage !
Mauvaise, bonne ou médiocre, chacun jouit d’une personnalité
qui, si indigente soit-elle, a quelque chose à dire qui n’est pas toujours une
sornette. On se repent souvent de la trahir.
Raymond DUEZ.
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