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Oiseaux familiers

À Mme E. B ..., d’Annecy, au sujet de mon article de juin sur la tourterelle.

Si vous connaissiez, Madame, ma concierge, vous ne me suggéreriez pas de lui demander de rendre la liberté à la tourterelle qu’elle a en cage. Ma concierge, en effet, est une personne revêche, peu commode, à la corpulence imposante et aux jambes arquées comme celles d’un colonel de dragons en retraite. Quant à son langage, Dieu vous garde de l’entendre jamais retentir à vos oreilles. Ce en quoi, d’ailleurs, vous pouvez être bien tranquille, car Annecy n’est pas la porte à côté.

Aussi bien je ne me hasarderais pas, en cas de désaccord au sujet de cette mise en liberté, à mesurer mes faibles forces avec les siennes. Il y aurait, comme on dit, du bruit dans Landerneau, c’est-à-dire un fameux bazar dans l’immeuble. Or tous ses occupants sont gens sages et pondérés dont les méninges, pour se livrer à l’activité qui leur est imposée, huit heures par jour, par l’Administration, ont grand besoin de calme et de recueillement. Votre lettre donc restera sans effet. Mais elle aura eu tout de même un double résultat dont je vous suis profondément obligé : d’abord de me prouver, comme pas mal d’autres reçues de temps en temps, que mes modestes écrits ne sont pas indifférents aux lecteurs, combien nombreux, du Chasseur Français ; ensuite parce qu’elle m’a apporté une histoire. J’aime beaucoup les histoires. Comme tous les chasseurs, d’ailleurs, qui sont les êtres au monde ayant le plus d’histoires à raconter. Un chasseur pourrait commencer au petit jour qu’il n’aurait pas encore, à la nuit, fini de vous déballer son sac. Mais j’aime, surtout, les histoires de bêtes. Les histoires des hommes, vous le savez. Madame, n’ont rien de bien divertissant en notre temps de renouveau de sauvagerie primitive. Depuis dix ans, nous en avons la preuve, n’ayant vécu que dans une horreur exaspérée qui dure encore, sinon chez nous, du moins ailleurs dans le monde. L’histoire humaine n’est qu’une suite ininterrompue de crimes : crimes collectifs comme les guerres, crimes individuels comme ceux des gangsters et des apaches. Alors, j’aime mieux me retourner du côté de la nature et des bêtes.

L’histoire de la tourterelle qui s’est donnée à votre foyer m’a fort touché. Je la vois d’ici, faisant son nid dans une coupe de votre lustre ou, aux périodes où l’instinct naturel de la maternité la travaille, vous montrer encore plus d’attachement, allant, me dites-vous, jusqu’à se poser sur vous, en particulier sur votre tête. Je la vois plantée fièrement sur quelque crâne masculin, ou roucouler tendrement blottie dans les replis de votre indéfrisable. Mon Dieu ! comme c’est touchant, et le joli tableau !

En guise de remerciement, donc, pour cette histoire, permettez que je vous en raconte une à mon tour. Et vous voudrez bien, n’est-ce pas, bien qu’elle vous soit spécialement dédiée, que les lecteurs du Chasseur Français en profitent. C’est l’histoire de Toto, un rouge-gorge sauvé non des eaux, comme l’enfant Moïse, mais d’une mort certaine par le froid.

Je chassais le canard, un jour d’hiver, sur les rives glacées de la Loire. Il y avait une épaisse couche de neige et il faisait grand froid. Je ne sais si vous avez eu l’occasion de courir la campagne par ces temps-là ; mais, pour ma part, cela m’enchante non seulement comme chasseur qui y trouve alors plus de gibier que par belles journées, mais comme amant passionné de la nature et des tableaux champêtres. Les paysages aquatiques, en particulier, ont toujours été un émerveillement pour mes yeux, et en toutes saisons. J’avais avec moi mon jeune fils, que le démon de la chasse commençait à tourmenter et qui aimait me suivre dans mes randonnées. Puisse-t-il avoir, un jour, cette passion si belle et si saine de la chasse. On a toujours chassé dans ma famille, et je ne voudrais pas laisser se perdre la tradition. Du temps donc que je barbotais dans le marais, mon fils, qui me suivait sur le bord, aperçut un petit oiseau qui, effrayé, essayait, mais en vain, de s’envoler. Vous connaissez peut-être l’instinct naturel des enfants, des enfants de la campagne surtout, pour lesquels les oiseaux sont une proie vivement convoitée ; de là, malheureusement, toutes ces destructions de nids, œuvre des petits dénicheurs en sabots. Il se précipita donc et attrapa l’oiseau. C’était un pauvre rouge-gorge dont les pattes étaient entourées d’une gaine de glace aussi épaisse que mon petit doigt. Le pauvre passereau, transi de froid, ne pouvait se tenir debout ; et les plumes de son poitrail, constamment dans la neige, s’étaient agglutinées comme une vraie carapace. Mon jeune chasseur en herbe, tout fier de sa proie, voulut l’emporter à la maison. Entre temps, réchauffé dans les mains de son ravisseur, il était revenu à peu près à l’état normal. On le posa sur la table de la cuisine, où, effrayé, il ne bougeait pas, gonflant ses plumes ébouriffées et la tête rentrée, où brillaient ses deux petits yeux noirs comme le jais. Au bout de quelque temps, il consentit à becqueter quelques miettes éparpillées devant lui et, enfin, prit son vol et, après avoir tournoyé une ou deux fois dans la pièce, alla se poser sur le rebord d’un placard. Il resta là toute la soirée. Le lendemain matin, on le retrouva perché sur le tuyau du chauffage central, où il avait dû passer la nuit. Il avait trouvé le bon endroit, comme vous voyez, pour être au chaud. Nous le fîmes descendre de son perchoir ; il voleta, encore effrayé, un moment dans la cuisine, puis reprit sa place là-haut. Mais, quand le chauffage fut ranimé, il dut abandonner son coin devenu intenable. On avait ouvert la porte donnant sur l’extérieur et, bientôt, ouvrant le passage libre, il s’envola, allant se poser sur la rampe du balcon, dont on avait déblayé la neige et où l’on avait semé quelques miettes. Quand la porte fut refermée, rassuré de ne plus voir personne, il se mit à les picorer. Et, chaque jour, on le voyait venir voleter derrière les carreaux et se poser sur la rampe comme pour réclamer sa pitance. Et puis il ne revint plus ; la vie extérieure l’avait totalement repris, trouvant, après la fonte de la neige, de quoi vivre ailleurs que sur un balcon. Mais, un beau matin du printemps suivant, ma femme nous annonça que Toto était revenu. En effet, un rouge-gorge, perché sur la rampe du balcon, poussait de petits cris en penchant sa tête à droite, à gauche, comme pour regarder à travers les vitres. Nous n’avons jamais su si c’était notre rescapé de l’hiver passé ; il eût fallu l’avoir bagué pour en être certain. Mais les enfants étaient si heureux de son retour que nous ne voulûmes pas les détromper et émettre le moindre doute à ce sujet. L’illusion de ce retour était trop charmante. Nous-mêmes en étions presque convaincus, peut-être uniquement pour avoir le plaisir de constater combien les bêtes sont reconnaissantes des bienfaits reçus. Le rouge-gorge se montra quelquefois encore, puis disparut pour ne plus revenir.

Qu’est devenu Toto ? Je n’en sais rien. Mais il a laissé dans la maison le souvenir heureux d’avoir ranimé et rendu à la vie et à la liberté un de ces petits êtres qui sont une des merveilles de la création et devraient être sacrés pour tout le monde. Mais, hélas, savez-vous, Madame, qu’en certaines régions le rouge-gorge est considéré comme un régal de gourmet ? La chasse aux petits oiseaux, au poste, y est tolérée deux mois de l’année. On y tue tout ce qui vient attiré par les appelants en cage. Et j’ai vu colporter ainsi, de maison en maison, des douzaines de passereaux, parmi lesquels le rouge-gorge faisait prime. Souhaitons l’abolition de telles habitudes indignes de chasseurs. Et que soient laissés vivre en paix, parmi les champs et les bois, les oisillons qui en sont le charme et la vivante parure.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°632 Octobre 1949 Page 679