Variations sur un air connu.
Clairs de lune dont la pureté diaphane fait chanter
les cerisiers en fleur dans les nuits de printemps, et dont le froid linceul
aux soirs d’hiver fait hululer le hibou dans les arbres dépouillés des vieux
parcs. Féeries que nous vaut la magie des nuits claires, semeuses de rêves,
dispensatrices des illusions souveraines, c’est de vous sans doute que viennent
tant de légendes dont la terreur humaine et son attrait pour l’inconnu se
bercent depuis le fond des âges.
La lune blanche illuminant une buée légère sur un marais en
fait une assemblée de sylphides dansant dans les rayons argentins. D’une ligne
de noirs genévriers, dressés comme des cierges, elle tire une procession de
pénitents en cagoule, revenus de l’autre monde pour pleurer sur leurs péchés
d’antan. Que le vol ouaté d’un chat-huant flotte invisible dans le ciel, il
suffira d’une âme simple ayant vu le reflet de l’oiseau promené sur la terre
irréelle pour qu’aussitôt cette ombre imprécise et mouvante devienne une ronde
de sorcières avec les loups-garous.
De quels sortilèges de l’astre des nuits, de quel effroi des
ténèbres, de quelles angoisses, vient en mon pays marchois la légende du
sorcier à cheval sur un manche à balai, « galopant le pétatou », au
clair de la lune, parmi la bruyère et les châtaigniers ? J’en sais plus
d’un, chez nous, qui fait l’esprit fort, ne croit plus à rien, ni à Dieu ni à
Diable, mais qui a vu de ses yeux la poursuite endiablée disparaître dans les
buissons d’un chemin creux. Il ne l’a vue d’ailleurs qu’en tremblant, car
malheur au malchanceux que les démons surprendraient à se mêler de ce qui ne le
regarde pas. Et, tenez, moi qui vous parle, je me suis fait si vertement
rabrouer par une vieille métayère devant qui j’osais rire de son « pétatou »,
que c’est tout juste si je ne finirai pas par croire que je l’ai vu.
Le hasard d’une chasse de nuit, d’un braconnage plutôt, m’a
permis de voir comment d’une simple erreur d’apparence pouvait naître une
histoire diabolique. Si celle-ci tourna court, c’est qu’en notre siècle
d’incrédules l’auteur du coup de fusil préféra ne pas s’en vanter.
Entre l’autre guerre et les années 30, j’avais à Ampus,
en Haute-Provence, un grand ami, Soulet Marius « lou bracounié ». Car
je n’eus pas toujours de trop bonnes fréquentations, et leur compagnie a valu
quelques entorses à la loi. Je l’avoue : c’est si loin, et les ans m’ont
fait depuis d’une vertu inattaquable. Seul le souvenir de mon amitié pour
Marius n’a pas varié.
Dieu sait pourtant s’il m’en a fait commettre ! Avec
lui, à la lanterne, j’ai bribé les écrevisses — les chambris — dans
toutes les roubines, de la Villotte au Fontigon, de Valségur à Jerphanion, j’en
ai rempli de pleins sacs aux gouffres de cristal des gorges de Rebouillon. Vous
souvient-il, Marius, de cette nuit épaisse, entre Olvès et le Rui, où, nos
lanternes soufflées, nous jouâmes à cache-cache parmi les chênes verts avec
Pandore et son brigadier ? Je ne m’y amuserais plus maintenant, mes genoux
raidis craqueraient trop après ces heures passées à mariner dans l’eau fraîche,
et la Loi aurait tôt fait de me mettre la main au collet. — Et nos longues
randonnées aux phares, où nous ratissions de nos pinceaux de lumière
l’immensité déserte des monts bas-alpins. — Et nos lièvres à « l’espère »,
sous le silence complice de la lune. Tout cela c’est bien loin, c’est de
l’histoire ancienne, et nous avons les cheveux blancs.
Cette année-là, pour Noël, Marius avait besoin d’un lièvre.
Nous avions soupé chez la mère Castellan dans la cuisine enfumée — un
petit dîner simple, comme je les aime : la brouillade aux truffes, des pinets
sur le gril, la brochette de rouges-gorges, quelques feuilles de mâche, des
amandes rôties, une bouteille de ce vin du cru, poussé à bonne pente, au
cagnard. De quoi voir la vie belle. Lorsque ce fut fini, avant que la lune se
montrât, nous sortîmes d’Ampus par les ruelles, rasant les murs. Une petite
heure plus tard, nous étions du côté de la Fontfiguière, à un carrefour de
sentiers, contre la vigne à Poupon. C’est un quartier que Marius affectionnait
après la fermeture pour y affûter le lapin, sous couleur d’aller y
« défendre les olives » à l’heure de la « retirée des
tourdres ». Voici longtemps que la dernière olivette a fait place au
vignoble. Mais dans la douce Provence, on ne regarde pas à si peu, et en
cherchant bien on trouverait peut-être encore quelques rejets de sauvageons sur
la souche d’un très vieil olivier.
Il n’y a pas à dire, de ces vignes sur Taradeau, on a une
belle vue. Il ne passerait pas une grive depuis la Grenouillère jusqu’à
Notre-Dame d’Orémus sans qu’on le sache. Un gendarme non plus. « Ces
citoyens-là, disait Marius, j’ai rien contre. Mais quand je suis à mes
affaires, je les aime mieux à rouler sur leur bicyclette qu’à venir tourner à
mon entour. »
Ce soir, il ne risquait sûrement pas leur visite : nous
avions un froid à claquer des dents. La lune brillait maintenant en un ciel
glacé et le grand mistral qui tombait de la montagne de Barjaude secouait à mes
pieds l’ombre squelettique des branches de la figuière où j’étais accroupi.
Pour sûr le brigadier n’était pas fou : par un temps pareil, il était à
Draguignan, sous des couettes chaudes, à ronfler auprès de sa brigadière.
À cent pas de moi, Marius cachait son âme assassine derrière
une touffe de romarin, au fameux poste des Quatre-Sentes, où l’oreillard
viendrait se faire fusiller. Devant lui, la lune haute blanchissait la terre et
découpait l’ombre dure des murettes en pierre sèche. On y voyait comme en plein
midi, la « lèbre » risquait gros.
Je n’aime guère ces séances nocturnes par trois ou quatre en
dessous de zéro. On s’y gèle les oreilles, on y a les pieds à la glace, la
goutte au nez, et l’on ne voit rien. Il me tardait que la lune ait plongé
derrière les crêtes et que l’on s’en aille. Je commençais à dodeliner du
chapeau, lorsque le clocher d’Ampus égrena les douze coups de minuit, et tout
aussitôt le coup de fusil sonna.
Vingt secondes après, j’étais aux Quatre-Sentiers. Marius,
atterré, la tête basse, contemplait quelque chose en silence.
— Et alors, Marius, elle est belle, cette lèbre ?
Marius, muet, me regarda. J’approchai : en travers du
sentier gisait un beau chat noir. J’éclatai de rire :
— Ah, celle-là elle est bien bonne ! Sacré Marius
qui prend un greffier pour un lièvre !
J’allongeais la main pour soupeser le matou, il m’empoigna
le bras :
— N’y touchez pas, capoun dé Diou, vous voyez donc pas
que c’est le diable ?
— Le diable ?
Je crus que Marius déménageait.
— Et que voulez-vous que ce soit d’autre ? Je tire
une lèbrasse grosse comme un âne, et je ramasse ce ... ce ... ce
machin-là. Et sur le coup de minuit, qui plus est. Si c’est pas Satan soi-même
qui se sera déguisé en lièvre pour me faire damner, je vous demande qui cela
peut être. Bougre ! je sais de reste comment c’est fait un lièvre. Plus de
cent, j’en ai calotté à ce poste. Celui-ci je le voyais venir dans le clair, à
petits sauts, avec ses grandes oreilles droites, quand ...
Marius me regardait de ses yeux égarés ... Tout d’un
coup je compris : j’étais seul dans la nuit, perdu avec un fou. Il ne faut
pas contrarier les fous.
— Des oreilles ? Vous dites des oreilles ?
Vous avez raison, Marius, mais ce n’étaient pas de vraies oreilles, c’étaient
sûrement les cornes de Belzébuth.
— Oui, oui, c’est ça, c’étaient les banes de Bel ...
de ce Bel ... enfin, de ce comme vous l’appelez, et qui s’aura changé en
un chat noir exprès pour m’ensorciller. Voyez-vous, moussu Ganeval, je suis à
l’avant-garde du progrès, mais devant des choses comme celle-là, l’on se sent
tout petit. Tenez, mieux vaut nous lever d’ici, c’est plus prudent, si ce
diable venait à ressusciter, il serait capable de tout.
Il fit vingt pas à reculons, fusil braqué sur le matou,
jusqu’au premier tournant de la murette, et alors partit à plein galop. Ses
talons sonnaient sur la pierraille du chemin : « Patata ...
patata ... » comme s’il avait eu l’enfer à ses trousses. Je ne le
rejoignis qu’à l’entrée d’Ampus. Il m’attendait, caché dans le noir d’un
porche, le doigt sur les lèvres :
— Chut ... vous qui êtes un ami, un vrai,
promettez-moi une chose : ne parlons plus de ça. À personne. Jamais. Jurez-le
moi. Si Mme Soulet venait à le savoir... hou ! malheur !
elle serait fichue de m’amener chez le capelan pour me faire ésorciser. Vous me
voyez, en chemise, pieds nus, ave la corde au cou et le cierge à la main ?
j’aurais bonne mine ! Lou capelan, volontiers je lui joue le pastis à la
pétanque, le soir sous les platanes. Mais pour ma clientèle, le plus tard
possible, pour mon enterrement, par exemple.
J’ai juré. Un serment, c’est sacré. Marius, vous m’en êtes
témoin, j’ai tenu ma promesse. Jamais personne au monde ne saura que, par une
froide nuit d’hiver, vous avez tué le diable d’un coup de quatre, au clair de
la lune.
Albert GANEVAL.
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