Ce titre ronflant n’est pas celui d’une mauvaise tragédie.
Il représente seulement les sentiments que m’inspirent d’une part l’état de
notre réseau routier, d’autre part celui des chaussées des trois quarts de nos
villes.
Les jeunes, nés vers 1925, ne peuvent comprendre ce qui
était alors : des routes entretenues comme au temps des rois,
poussiéreuses l’été à en perdre la respiration au passage d’un camion,
transformées en marécages par temps de pluie, pleines de trous, de flaques, de
mares, en somme pas des routes, des chemins à ornières, surtout depuis que les
autos avaient remplacé les chevaux, car, au temps de la traction animale, une
route « refaite » durait à la rigueur quelques années, tandis qu’elle
ne durait plus que trois mois, les autos annihilant sous leurs pneus rapides le
travail des cantonniers. Et je passe sur ces rechargements par longs rectangles
de cailloux ou de pierre cassée qui les rendaient inutilisables pendant trois
mois. Celles qui étaient entretenues au rouleau tenaient mieux, mais le rouleau
était un luxe et l’on n’en rencontrait guère que sur les nationales.
Pourtant on goudronnait, depuis vingt ans, mais mal, et avec
une telle parcimonie qu’une route dite goudronnée était recherchée comme jadis
une voie pavée. D’ailleurs, le goudron s’arrachait par plaques et les
« nids de poule » devenaient vite des fondrières. C’est pourtant
là-dessus que nous roulions pendant la guerre 1914-1918, avec des camions à
bandages pleins !
De l’excès du mal sortit tout de même le bien. On inventa
des procédés de goudronnage entièrement nouveaux, révolutionnaires, et en
quelques années, miraculeusement, presque de façon invisible, sans gêner la
circulation, on refit entièrement notre immense réseau routier, le transformant
en pistes sur lesquelles on pourrait patiner à roulettes. Et les jeunes
d’aujourd’hui trouvent cela tout naturel, n’ayant pas connu autre chose. Et les
autos, les carrosseries, les pièces de la direction, les pneus ne s’usent plus,
alors que tout, autrefois, se disloquait au cours de cette danse de Saint-Guy
qui était celle des voitures roulant à 70 à l’heure sur la tôle ondulée de nos
voies barbares.
Honneur aux Ponts et Chaussées qui, sans tapage, sans
publicité, semblant vraiment travailler la nuit, mystérieusement, entretiennent
un réseau routier incomparable, un revêtement résistant à toutes les vitesses,
à toutes les charges, jusqu’à 2.000 mètres d’altitude, sans oublier les
chemins vicinaux, les petites artères communales, leur attention s’étendant de
la roue du 10 tonnes à la roue de brouette.
* * *
Me voici maintenant à l’aise, ayant parlé de la splendeur,
pour aborder le chapitre de la honte !
La honte, c’est l’état des chaussées de la plupart de nos
villes restées fidèles au pavé, au pavé de nos arrière-grands-pères, et y
maintenant, pour corser le supplice, les rails de tramway. J’ai interrogé des
conseillers municipaux, des agents voyers. Je leur ai demandé de quel
tortionnaire clandestin émanait cet état de choses. Je n’ai jamais pu obtenir
que des réponses dilatoires, évasives ou absurdes, par exemple celle-ci :
le pavé résiste mieux à la circulation intense. Ou encore celle-là : la
ville est trop pauvre pour se moderniser. (Cette dernière réponse glanée devant
une formidable piscine qui avait coûté 800 millions.)
Pour ce qui est de la résistance du pavé, je conseille aux
partisans de cette résistance de compter les poids lourds (sans préjudice des
milliers de voitures ultra-rapides) qui passent à une vitesse de 60 à 80 à
l’heure, en quelques minutes, sur nos routes nationales. Qu’ils se représentent
ce qu’une grande route supporte en vingt-quatre heures, et en un an, et en
plusieurs années, sans la moindre réparation. Ils pourront alors parler de
résistance. D’ailleurs, ils n’en pensent pas un mot. C’est comme ces vieux,
endormis dans leur routine, et qui vous disaient encore il n’y a pas longtemps
que les pavés du Nord étaient indispensables à cause des tombereaux chargés de
betteraves. N’insistons pas.
Reste la question de dépense. Mais on n’a jamais demandé le
dépavage des villes. On demande seulement qu’on coule du goudron en quantité
appréciable sur les pavés existants. C’est tout. À cela, d’ailleurs, les
« résistants du pavé » ne répondent rien. Ils hésitent, ils rêvent,
ils se réfugient dans les nuées et se mettent à parler d’autre chose. Un seul,
homme d’esprit, m’a donné une réponse qui a le mérite de l’originalité et de
l’humour :
— Mais, mon cher monsieur, il faut bien faire vivre les
mécaniciens et les fabricants de ressorts !
J’aime mieux cela. Au moins, c’est drôle. Moins drôle est le
fait que ce sont les petites villes qui se sont mises à la page, alors que les
grandes, Paris excepté, bien entendu, en sont encore aux pavés destructeurs,
homicides et absurdes. À Abbeville, à Agen par exemple, on roule sur du
velours. Mais traversez Tours, Bordeaux, Toulouse, Lyon, Saint-Étienne, et
vingt autres, et vos boyaux m’en diront des nouvelles. Est-ce que cela finira
un jour ? Attendant depuis vingt ans, je finis par en douter ...
Henry DE LA TOMBELLE.
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